Turquie : le modèle de croissance plie mais ne rompt pas

par François Faure, économiste chez BNP Paribas

  • L’économie turque a traversé une récession sévère mais brève au dernier trimestre 2008 et au premier trimestre 2009, suivie d’un rebond marqué au cours des neuf derniers mois de l’année passée. Contrairement à la plupart des pays émergents, l’économie turque était déjà en phase de ralentissement depuis 2007.
  • La croissance devrait ralentir courant 2010, mais le fort effet d’acquis à la fin 2009 laisse attendre une croissance nettement supérieure à 5% après -4,7% en 2009.
  • Au-delà de 2010, le ralentissement de la productivité globale des facteurs, sensible depuis 2006, devrait limiter le potentiel de croissance à 5%-6%, soit un rythme sensiblement inférieur à celui de la période exceptionnelle 2002-2005.

 

La récession de 2009 a été violente car s’inscrivant dans une phase de ralentissement antérieure à la crise financière…

En 2009, l’activité économique en Turquie s’est contractée de 4,7% en moyenne annuelle après seulement +0,7% en 2008. La croissance avait en fait commencé de ralentir dès le courant 2007 pour devenir légèrement négative à partir du deuxième trimestre 2008, conséquence du durcissement monétaire de la mi-2006. La violente contraction du commerce mondial fin 2008/début 2009 n’a fait qu’accentuer les pressions récessives déjà à l’œuvre avant la faillite de Lehman Brothers. En cumul sur T408 et T109, le PIB réel turc s’est contracté d’environ 12%. Le retournement violent des prix des matières premières jusqu’en février, les pressions baissières sur les prix industriels et la montée rapide du chômage, accentuant la modération salariale déjà à l’œuvre depuis plusieurs années, ont fait refluer le taux d’inflation des prix à la consommation jusqu’à un minimum historique de 5,1% sur un an, en octobre 2009.

 … mais brève grâce au soutien des politiques budgétaires et monétaires

L’économie turque a cependant renoué avec la croissance dès le deuxième trimestre 2009 et, en fin d’année, le PIB avait retrouvé peu ou prou son niveau de l’été 2008. Se sont conjuguées la reconstitution des stocks, une politique de soutien à la croissance au niveau sectoriel1 et une forte accélération de la consommation publique (salaires et achats de biens et services)2. Les effets de ce retournement cyclique se sont fait sentir rapidement sur le marché du travail avec une baisse assez inattendue du taux de chômage qui est passé de 15% en avril 2009 à 13% en octobre3.

L’inflation a même fortement réaccéléré depuis novembre 2009, le taux d’inflation ayant atteint 10,1% en février en raison d’une flambée des prix des produits alimentaires, de la hausse des prix du pétrole et du relèvement de prix administrés (le prix du gaz notamment). Mais, jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’effet de contagion, l’inflation sous-jacente4 étant restée stable autour de 4% depuis octobre (4,1% en février).

Vers un probable ralentissement de la croissance au cours de l’année 2010

Même à très court terme (à horizon d’un an), les projections de croissance sont délicates, compte tenu de l’extrême variabilité des comptes nationaux trimestriels. Ainsi, sur la base des estimations des économistes de la Türk Economi Bankasi, l’acquis de croissance pour 2010 serait déjà de 4,6%5. Une correction au premier trimestre est toujours possible, mais, même dans ce cas, la croissance devrait, selon toute vraisemblance, dépasser aisément 5%. Une décélération est malgré tout attendue en cours d’année. D’une part, la croissance dans la zone euro (qui absorbe un peu moins de la moitié des exportations turques) risque fort de ralentir au deuxième semestre 2010. D’autre part, la politique budgétaire et la politique monétaire en Turquie seront moins accommodantes qu’en 2009 : l’objectif du solde budgétaire primaire (c'est-à-dire hors intérêts sur la dette) du gouvernement central a été fixé à 0,8% du PIB après un solde réalisé de 0,1% en 2009. De son côté, la banque centrale devrait très probablement relever son principal taux directeur, actuellement à 6,5%, même si les anticipations d’inflation montrent une inertie par rapport à l’accélération de l’inflation apparente6 et que la banque centrale se soit montréerassurante dans ses commentaires sur les tensions sous- jacentes7.

Ralentissement des gains de productivité globale et potentiel de croissance à court/moyen terme

Au-delà de 2010, les perspectives de croissance reposent sur une analyse en termes de potentiel de croissance et, notamment, sur l’évolution de la productivité globale des facteurs de production (PGF). La PGF est la part de la croissance qui n’est pas expliquée par l’évolution du volume d’emploi et du volume du stock de capital (c'est-à-dire le cumul des investissements passés nets de leur déclassement au cours du temps). La productivité globale étant, par construction, un résidu, elle mesure des effets très divers : l’impact de la déformation intersectorielle de la structure de l’emploi8, le progrès technique, l’amélioration de l’organisation de la production, les rendements d’échelle9 et, sur une courte période, l’effet du cycle de la productivité apparente du travail, c'est-à-dire le décalage traditionnel entre les variations de l’emploi et celles de la production.

Sur la période 2002-2005, au sortir de la crise financière de 2001, la croissance de la productivité globale des facteurs avait doublé, passant de 2,6% à 5,2% par an en moyenne. La déformation sectorielle de l’emploi (notamment de l’agriculture vers les services et, dans une moindre mesure, vers l’industrie manufacturière) avait contribué pour la moitié environ à la croissance de la productivité globale des facteurs. Cette forte accélération de la productivité couplée à politique budgétaire très restrictive avait permis d’initier et d’entretenir un puissant mouvement de désinflation et de baisse des taux d’intérêt réels.

Parallèlement, les exportations, dominées traditionnellement par le textile et les métaux, se sont diversifiées vers les biens d’équipement (automobiles, biens d’équipement ménagers) à plus forte valeur ajoutée. L’économie turque suivait alors un régime de croissance forte et surtout plus équilibrée car bien moins inflationniste qu’au cours de la décennie 90.

Sur la période 2002-2005, au sortir de la crise financière de 2001, la croissance de la productivité globale des facteurs avait doublé, passant de 2,6% à 5,2% par an en moyenne. La déformation sectorielle de l’emploi (notamment de l’agriculture vers les services et, dans une moindre mesure, vers l’industrie manufacturière) avait contribué pour la moitié environ à la croissance de la productivité globale des facteurs. Cette forte accélération de la productivité couplée à politique budgétaire très restrictive avait permis d’initier et d’entretenir un puissant mouvement de désinflation et de baisse des taux d’intérêt réels. Parallèlement, les exportations, dominées traditionnellement par le textile et les métaux, se sont diversifiées vers les biens d’équipement (automobiles, biens d’équipement ménagers) à plus forte valeur ajoutée. L’économie turque suivait alors un régime de croissance forte et surtout plus équilibrée car bien moins inflationniste qu’au cours de la décennie 90.

Depuis 2006, la croissance de la productivité globale des facteurs a nettement ralenti à seulement 0,9% sur la période 2006-2008.

Dans le même temps, l‘impact de la déformation sectorielle de l’emploi est resté inchangé, ce qui suppose des gains de PGF liés aux autres facteurs négatifs. Ce résultat, assez surprenant, reste malgré tout fragile, compte tenu à la fois de la méthode de calcul (qui repose sur des hypothèses simplificatrices, notamment en termes de taux de déclassement) et des changements dans l’enquête emploi qui sert de base au calcul de l’effet de la déformation sectorielle. Cela dit, une forte diminution du progrès technique ou de l’amélioration dans l’organisation de la production est a priori possible mais très peu probable sur une période de temps aussi courte. Et ce d’autant plus que le taux d’investissement productif et les investissements directs ont fortement progressé au cours de ces années. En revanche, la croissance de l’emploi s’est maintenue malgré le ralentissement de la croissance à partir de 2007 (l’effet du cycle de la productivité du travail a donc joué négativement), et il est probable également que les rendements d’échelle soient devenus temporairement décroissants.

Au total, malgré les approximations de l’exercice de décomposition de la croissance, la PGF a indéniablement ralenti, ne serait-ce que parce qu’elle avait été exceptionnellement élevée durant la période 2002-2005. Aussi, à l’horizon de deux ou trois ans, le potentiel de croissance de la Turquie devrait-il être plus proche de 5%-6% par an que de 8% comme en 2002-2005.

Toutefois, la Turquie a durablement changé de régime de croissance par rapport à la décennie 1990. Toutefois, les fondements de celui-ci (orthodoxie budgétaire, politique monétaire de ciblage d’inflation crédible, modernisation et diversification de l’économie) ne sont pas remis en cause par la récession de la fin 2008-début 2009, qui n’est qu’un accident de parcours. Ils devront néanmoins être consolidés par le gouvernement AKP, si celui-ci, qui a de sérieuses chances de rester au pouvoir à l’issue des élections générales prévues en juillet 2011, veut retrouver les années fastes de 2002-2005.

NOTES

  1. Baisse temporaire jusqu’en septembre 2009 de la taxe spéciale sur la consommation portant sur les achats d’automobiles et de biens d’équipement.
  2. +18% en volume entre T408 et T409.
  3. Il reste malgré tout très élevé, la moyenne 2002-2008 ayant été de 10%.
  4. Indice hors énergie, alcool, tabac, prix administrés et produits alimentaires non transformés. 
  5. Compte tenu d’un rythme de croissance instantanée estimé à 10% en rythme annuel au S209 après environ 25% au deuxième trimestre.
  6. Selon l‘enquête bimensuelle de la banque centrale, les anticipations d’inflation à 12 mois étaient de seulement 6,8% à la mi-mars.
  7. Même si elle a dû relever ses prévisions d’inflation à 6,9% sur un an à fin 2010 (pour un objectif de 6,5%).
  8. Toutes choses égales par ailleurs, une déformation de la structure de l’emploi de secteurs ayant une productivité apparente du travail (production par personne employée) inférieure à celle de l’ensemble de l’économie vers des secteurs ayant au contraire une productivité apparente du travail supérieure à la moyenne se traduit par une élévation mécanique (c'est-à-dire à niveaux de productivité inchangés) de la productivité apparente du travail de l’ensemble de l’économie. Le même raisonnement s’applique également au stock de capital mais se mesure plus difficilerment.
  9. Les pondérations des facteurs de production qui sont utilisées pour décomposer la croissance supposent, par commodité de calcul, des rendements d’echelle constants au niveau macroéconomique.

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