Une lecture marxiste de la crise

par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis

Notre interprétation de la crise est la suivante :

– il y a excès mondial de capacité de production, dû essentiellement à la globalisation et à l'investissement très important dans les pays émergents ;

– l'excès de capacité devrait normalement faire baisser la profitabilité des entreprises ; en réaction à cette évolution, les entreprises ont essayé de réduire les salaires, d'où, dans beaucoup de pays, le recul de la part des salaires dans le PIB, qui amplifie l'insuffisance de la demande par rapport à la capacité ; elles essaient aussi de devenir leader dans leur activité pour bénéficier de marges d'oligopole ; 

– l'excès de capacité de production pousse les Etats à mener des politiques non coopératives visant à accroître le taux national d'utilisation des capacités : stimulation du crédit par les politiques monétaires très expansionnistes (d'où les bulles spéculatives sur les prix des actifs, l'excès d'endettement et les crises) ; sous-évaluation du taux de change dans les pays émergents.

Il s'agit bien d'une lecture marxiste (mais conforme aux faits) de la crise : suraccumulation du capital (par "l'euphorie" des entrepreneurs) d'où baisse tendancielle du taux de profit ; réaction des entreprises à cette baisse du taux de profit par la compression des salaires, du capital, la concentration et l'obtention de rentes, d'où sous-consommation ; réaction, qui ne peut pas être efficace à long terme, des Etats par le développement du crédit et des activités spéculatives, comme substituts (palliatifs) à l'insuffisance de la production ; par le recours au commerce extérieur.

Au départ de la crise : excès mondial de capacité de production

L'excès mondial de capacité de production apparaît avec la globalisation : 

  •  les pays émergents ont des taux d'investissement très élevés et un investissement en forte croissance ; ceci est particulièrement vrai en Chine ;
  • dans le même temps, les taux d'investissement n'ont pas été réduits jusqu'à la crise dans les pays de l'OCDE.

Le Monde est donc, depuis la fin des années 1990, en situation d'excès d'offre de biens et de services, ce qui correspond à la hausse du taux d'investissement mondial et explique l'absence d'inflation.

Réaction des entreprises à l'excès de capacité : baisse des salaires, concentration

L'excès de capacité devrait normalement faire baisser la profitabilité du capital des entreprises, à la fois en raison de l'abondance du capital et de la perte du pricing power. 

Pour éviter cette évolution, les entreprises :

  • compriment les salaires, ce qui explique la déformation assez générale du partage des revenus au détriment des salariés ;
  • se concentrent, afin d'obtenir des rentes d'oligopole (monopole). Les grands groupes se concentrent sur leurs métiers de base, de manière à devenir des leaders mondiaux, et vendent les activités qui ne correspondent pas à ce "cœur de métier".

Il résulterait normalement de ce comportement des entreprises la faiblesse de la demande des ménages, puisque les salaires sont faibles et les marges bénéficiaires élevées. Avant la crise, la demande des ménages n'est faible qu'en Chine, qu'au Japon et en Allemagne, en raison de la réaction des Etats que nous allons maintenant examiner et qui évite cette faiblesse dans les autres pays.

Depuis la crise, l'arrêt de l'endettement fait partout chuter la demande des ménages.

Réaction des Etats : stimulation du crédit, sous-évaluation des taux de change

Les Etats sont confrontés :

  • à la situation d'excès de capacité de production ;
  • à la compression des salaires mise en place par les entreprises.

Il y a donc à la fois excès d'offre de biens et insuffisance de la demande de biens. Confrontés à cette situation, les Etats mettent en place des politiques non coopératives de soutien de la demande, afin d'essayer d'éviter la sous-utilisation des capacités de production et le chômage.

Ces politiques prennent la forme :

  • avant la crise, de politiques monétaires expansionnistes dans les pays de l'OCDE visant à stimuler la demande intérieure par la stimulation du crédit. Ceci a conduit à la très forte progression de l'endettement aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, dans la zone euro hors Allemagne, avec des taux d'intérêt faibles par rapport aux taux de croissance. Depuis la crise, dans les pays de l'OCDE, la stimulation de la demande est réalisée à partir des déficits publics ;
  •  dans les pays émergents, les gouvernements essaient de corriger la sous-utilisation des capacités en stimulant les exportations par la sous-évaluation réelle de leurs devises. Il y a ainsi maintien de cette sous-évaluation réelle grâce à l'accumulation de réserves de change en dollars dans les pays émergents, ce qui permet bien à ces pays de gagner des parts de marché à l'exportation.

Nous interprétons donc les politiques de soutien du crédit dans les politiques de l'OCDE et de sous-évaluation des taux de change dans les pays émergents comme des politiques non coopératives de réponse à l'excès de capacité mondial de production et de baisse des salaires par les entreprises, visant à redresser le taux d'utilisation des capacités du pays au détriment des autres pays.
Ces politiques interagissent pour générer une énorme croissance de la liquidité mondiale, qui est à l'origine des crises puisqu'elle a fait apparaître : 

  • des bulles qui ont ensuite explosé ;
  • l'excès d'endettement (graphique 6b) qui a déclenché en 2007-2008 la dernière crise en commençant à se corriger.

Synthèse : la lecture marxiste de la crise est bien la bonne

On peut donc bien faire de la crise récente une lecture marxiste convaincante, selon le schéma ci-dessous.

"L'euphorie" des entrepreneurs (surtout des pays émergents) conduit à la suraccumulation de capital ; celle-ci entraînerait la baisse tendancielle du taux de profit si les entreprises ne réagissent pas en comprimant les salaires et en essayant d'obtenir des rentes, d'où la situation de sous-consommation. Par ailleurs, les agents économiques s'engagent dans des activités spéculatives poussées par le crédit, qui sont des palliatifs à l'insuffisance de la production et qui débouchent sur des crises.

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