Willkommen Super Mario !

par Cédric Thellier, économiste chez Natixis

Après quelques tergiversations stériles outre-Rhin, Mario Draghi a donc bien reçu le soutien unanime des Ministres de l’économie et des finances de la zone euro. Depuis le retrait de la candidature d’Axel Weber, le Gouverneur de la Banca d’Italia était donné favori pour succéder à Jean-Claude Trichet en novembre prochain à la Président de la BCE. Le poste lui sera attribué officiellement lors du sommet de juin réunissant les chefs d’Etat et de gouvernement européens.

 Après un bref rappel sur la situation des finances publiques italiennes – qui a parfois été mise au passif de Mario Draghi par ses détracteurs, nous envisageons le passage de témoin entre le Français et l’Italien qui devrait s’inscrire dans la continuité d’un renforcement du pilier monétaire dans la stratégie de la BCE. L’enjeu est une meilleure appréhension du risque que l’instabilité financière fait peser sur le maintien durable de la stabilité des prix. A cet égard, la nomination de l’actuel Président du Conseil de Stabilité Financière à la Présidence de la BCE est peut-être plus que symbolique.

1. Controverse hors-sujet

Nonobstant la qualité de son curriculum vitae 1 , les détracteurs de Mario Draghi ont cherché à décrédibiliser sa candidature en arguant de la mauvaise santé des finances publiques italiennes. Au-delà de la non-pertinence de l’attaque (les finances publiques relevant de la compétence des gouvernements et non de la Banque centrale, indépendante), nous souhaitons rappeler brièvement mais avec force que la situation budgétaire transalpine vaut mieux que sa réputation2.

Dès les prémices de la crise souveraine en zone euro, les marchés et les médias n’ont en effet que partiellement discriminé entre les pays périphériques, associant parfois (à tort) l’Italie aux Etats en difficulté.

Certes, le niveau d’endettement public est très élevé (près de 120% du PIB) et la charge d’intérêts associée représente près de 5 points de PIB par an en moyenne depuis 1999. Toutefois, il semble utile de souligner une nouvelle fois que le solde primaire (avant paiement des intérêts de la dette) italien est structurellement excédentaire depuis 1992. A cet égard, l’Italie – dont la dette souveraine est notée A+ – soutient solidement la comparaison avec les pays de la zone euro notés AAA.

Finalement, après quelques attaques d’ordre politique et très certainement déçus du forfait d’Axel Weber, la presse ainsi que les dirigeants allemands ont rallié la cause de Mario Draghi. Celui-ci devrait assurer la continuité de la politique monétaire actuelle de la BCE : tirer les enseignements de la crise et affirmer progressivement la rupture vis-à-vis du « Jackson Hole Consensus 3».

2. Stabilité des prix mais aussi stabilité financière

Comme après chaque crise financière, la question du rôle des prix d’actifs dans la conduite de la politique monétaire se pose aujourd’hui avec acuité. Les principaux mécanismes par lesquels les prix d’actifs peuvent impacter les prix à la consommation sont :

  • les effets de richesse pour les consommateurs ;
  • le fameux « Q de Tobin » pour les entreprises ;
  • Globalement, la confiance des agents.

Or, il semble que la BCE souhaite tirer les enseignements à la fois des expériences récentes et des travaux académiques en la matière. Ainsi, s’il ne s’agit vraisemblablement pas d’un élément décisif dans le choix des chefs d’Etat et de gouvernement, l’expérience de Mario Draghi en tant que Président du Conseil de Stabilité Financière depuis 2006 n’est, a contrario, pas anecdotique.

A cet égard, notons que la troisième édition (Mai 2011) de la publication « La politique monétaire de la BCE 4 » a été enrichie d’un nouveau sous-chapitre intitulé « Politique monétaire, stabilité financière et prix des actifs ».

Nous y avons relevé trois points importants :

1/ Il est certes rappelé que l’objectif de stabilité financière est clairement subordonné à l’objectif de stabilité des prix dans la stratégie de politique monétaire de la BCE, reflétant l’idée sous-jacente que cette dernière constitue une condition nécessaire de la première. Dans le même temps, la stabilité financière facilite la transmission de la politique monétaire et aide la banque centrale à maintenir la stabilité des prix. Autrement dit, dans une perspective de long terme, les deux objectifs se renforcent mutuellement.

2/ Cependant, il est également souligné qu’à court terme, une dichotomie peut apparaître et des déséquilibres financiers peuvent s’accumuler même dans un environnement de stabilité des prix, celle-ci n’étant finalement pas une condition suffisante de la stabilité financière. C’est sans doute l’enseignement majeur que les banques centrales tirent de la crise.

A titre d’illustration, les périodes qui ont précédé les deux dernières crises financières majeures en zone euro (2000 et 2007) ont été caractérisées par une inflation stable eu égard à l’objectif de la BCE (inférieure mais proche de 2%) – voire en ralentissement et inférieure à l’objectif entre 1997 et 2000, mais concomitante d’une envolée des prix d’actifs.

En outre, si à court terme un boom des prix d’actifs peut ne pas se traduire par de l’inflation des prix des biens et services, à plus long terme la chute des prix d’actifs fait peser un risque déflationniste sur l’économie5.

3/ La formation de bulles peut entraîner des distorsions dans l’allocation des ressources et nuire durablement à la stabilité macroéconomique. En termes de politique monétaire, en temps normal les prix des actifs sont une source d’information importante pour la banque centrale, dans la mesure où ils reflètent les anticipations des agents concernant l’évolution future des rendements sous-jacents. 

Or, dans les périodes de boom, la déconnexion entre le cours d’un actif et sa valeur fondamentale peut brouiller l’information contenue dans les prix d’actifs et altérer l’efficacité de la politique monétaire.

Dans ce cadre, quelles réponses une banque centrale peut- elle envisager face aux évolutions des prix des actifs ?

3. La BCE semble prôner une politique monétaire « allant à contre-courant » des bulles de prix d’actifs

La littérature économique a discuté différentes approches concernant la prise en compte des prix d’actifs par la politique monétaire.

La plus radicale consiste à inclure les prix des actifs directement dans l’indice servant de référence à la définition de stabilité des prix. La politique monétaire associée, de ciblage des prix d’actifs, permettrait certes d’éviter les bulles, mais est unanimement rejetée par les banques centrales des pays développés dans la mesure où elle est source d’instabilité macroéconomique.

Une version moins radicale de cette approche, sans recourir au strict ciblage, vise néanmoins à faire éclater la bulle, une fois détectée, en augmentant les taux directeurs. Toutefois, là encore les principales banques centrales dénoncent consensuellement le danger d’une telle politique. Ses principaux défauts résident d’une part dans le caractère potentiellement très restrictif du resserrement monétaire nécessaire pour contrer la spéculation et donc les dommages collatéraux associés en termes de croissance et d’emploi, d’autre part dans le caractère trop imprécis de l’instrument de politique monétaire que sont les taux directeurs dans la mesure où l’envolée des prix ne concerne pas – ou inégalement, l’ensemble des actifs.

A l’inverse, l’approche dominante – au moins jusqu’à la crise actuelle – consistait à ne pas réagir à une éventuelle bulle, dans la mesure où elle n’engendre pas de tensions inflationnistes. Le principal argument sous-jacent est la difficulté, voire l’impossibilité de déceler avec suffisamment de certitude la bulle. En effet, les tenants de cette approche (dont les responsables de la Fed, Greenspan et Bernanke en tête) considèrent que la banque centrale n’est pas mieux placée que le marché dans son ensemble pour évaluer précisément la valeur fondamentale d’un actif et, partant, identifier une bulle.

En termes de politique monétaire, la banque centrale doit donc adopter une position « passive » et ne pas tenter de crever la bulle, en se contentant de contrer les éventuels effets inflationnistes. Après éclatement de la bulle, il « suffit » d’assouplir l’orientation de la politique monétaire par des baisses de taux agressives afin de contrer les effets récessifs (« nettoyer » les dégâts, ou politique du « clean up »).

La Fed a notamment adopté cette stratégie lors du cycle 1995-2003 : après avoir communiqué sur l’« exubérance irrationnelle » dès décembre 1996, et procédé à une hausse des taux Fed Funds début 1997, le ralentissement de l’inflation a par la suite clairement conduit la Fed à assouplir de nouveau sa politique monétaire, malgré le gonflement de la bulle Internet, n’entamant un cycle de hausses de taux qu’à partir de l’été 1999, concomitamment à l’accélération de l’inflation.

Après l’éclatement de la bulle à l’automne 2000, la Fed a effectivement été très réactive en baissant ses taux de manière agressive, les Fed Funds passant de 6,5% à 1,75% entre janvier 2001 et janvier 2002, anticipant la désinflation à venir.

Toutefois, la crise actuelle semble avoir souligné les limites de cette approche dans la mesure où l’assouplissement historique de la politique monétaire – forte réactivité et baisse extrême des taux directeurs (avec contrainte de positivité atteinte aux Etats-Unis) conjuguée à des mesures non conventionnelles d’une ampleur gigantesque, s’est révélé absolument nécessaire et tout juste suffisant pour enrayer une crise systémique, repousser le spectre déflationniste et ainsi éviter de renouveler l’expérience des années 1930.

Enfin, un autre point faible de cette approche concerne son asymétrie (pas d’action en phase de boom vs. forte réaction en phase de chute avec injection massive de liquidités, ce que l’on a parfois appelé le « Greenspan put ») et donc le biais qu’elle peut introduire a priori dans le comportement des investisseurs et ainsi accroître la probabilité d’occurrence de la bulle.

Ces critiques ont trouvé un écho particulier du côté de la BCE qui, a fortiori après la crise, plaide en faveur d’une politique « allant à contre-courant » des bulles de prix d’actifs. Celle-ci consiste pour la banque centrale à adopter une orientation de politique monétaire « légèrement plus restrictive qu’elle ne le ferait si elle était confrontée à une situation macroéconomique similaire dans des conditions plus normales sur les marchés d’actifs 6».

Elle repose essentiellement sur le constat que – comme le suggère la possible dichotomie à court terme évoquée plus haut entre stabilité financière et stabilité des prix – les prévisions d’inflation, généralement à horizon deux ans, ne constituent pas un indicateur pleinement satisfaisant de l’accumulation éventuelle de déséquilibres financiers qui menacent potentiellement la stabilité des prix à plus long terme.

Certains travaux conduits à la BCE7 mettent alors en avant les opportunités fournies par une analyse monétaire approfondie dans la détection des cycles d’envolée et de chute des prix d’actifs. Même si des incertitudes demeurent immanquablement sur la capacité à distinguer une bulle d’une évolution reflétant les fondamentaux macroéconomiques, les défenseurs de cette approche soulignent que celles-ci ne sont pas plus importantes que celles qui entourent d’autres concepts (en particulier l’écart de production à son potentiel) couramment utilisés dans les travaux académiques ou par les banques centrales elles- mêmes, et ne constituent donc pas une réfutation solide.

L’autre point de scepticisme quant à la politique « allant à contre-courant » concerne l’efficacité de l’instrument des taux d’intérêt pour contenir une bulle. A cet égard, la BCE se défend et s’appuie sur des travaux récents8 mettant en évidence d’autres canaux de transmission :

  • La « prise de risque », reliant le comportement des agents, en particulier les banques, à l’orientation de la politique monétaire ; ce canal souligne, dans un environnement où l’effet de levier est important, l’impact potentiellement plus fort qu’anticipé initialement d’un relèvement même modéré des taux directeurs, via un resserrement des conditions de crédit (globalement une tolérance moindre de l’ensemble des agents à l’égard du risque ) ;
  • L’ « effet de signal » suggère que la modification des taux directeurs est un instrument efficace (davantage qu’une simple annonce) lorsque la banque centrale souhaite communiquer aux agents de façon crédible son évaluation des fondamentaux macroéconomiques (en particulier l orsque celle-ci est moins optimiste que celle des opérateurs) ;
  • Enfin, une hausse des taux directeurs permettrait de dissuader les opérateurs de suivre des comportements grégaires et ainsi alimenter une bulle des prix d’actifs.

Enfin, selon ses partisans, le « lean » évite deux écueils majeurs, à savoir le caractère asymétrique du « clean up » et la réaction systématique du «ciblage des prix d’actifs», reposant au contraire sur un jugement davantage discrétionnaire concernant la source de la bulle et l’état de l’économie lors de son éclatement.

Globalement, l’approche « allant à contre-courant » vise donc à adopter une politique monétaire prudente quant à l’évolution des prix d’actifs et éviter d’alimenter une bulle par une orientation trop accommodante.

En conclusion, la BCE semble accorder de plus en plus de crédit à la politique de « lean ». Ainsi, elle souligne dans le bulletin mensuel de novembre 2010 qu’ « en conformité avec son mandat de maintien durable de la stabilité des prix, la banque centrale pourrait donc tolérer une plus grande volatilité à court terme des évolutions de prix en échange d’une amélioration des perspectives de maintien de la stabilité des prix à plus long terme ».

Idée que l’on retrouve explicitement exprimée par Mario Draghi9 lui-même : “Monetary policy should be proactive and lean against the wind at times of growing financial imbalances even without immediate dangers for inflation.”

A ce stade, les banquiers centraux européens nous semblent plus enclins que leurs homologues de la Fed ou de la BoE à concrétiser en termes de politique monétaire les enseignements de la crise. Au-delà d’une réponse à la poussée inflationniste actuelle, ces considérations pourraient ainsi avoir joué dans la récente sortie du statu quo sur les taux directeurs.

NOTES

  1. Diplômé de l’Université de Rome et du MIT, Professeur à l’Université de Florence de 1981 à 1991, Directeur exécutif à la Banque Mondiale de 1984 à 66 1990, Directeur Général du Trésor italien de 1991 à 2001, Vice-Président de Goldman Sachs International de 2002 à 2005, il est Gouverneur de la Banque d’Italie depuis décembre 2005 et Président du Conseil de Stabilité Financière (organe du G20) depuis avril 2006.
  2. Pour de plus amples développements sur les finances publiques italiennes, cf. Special Report 2010-146 « Plan de consolidation budgétaire italien : la route est longue de Rome à Bruxelles… ».
  3. Symbolise la vue dominante d’avant-crise, préconisée par la Fed en particulier, eu égard à la prise en compte de l’évolution des prix des actifs.
  4. Disponible sur le site de la BCE à la page suivante: http://www.ecb.int/pub/html/index.en.html
  5. Nous raisonnons ici au sens large ; néanmoins comme le graphique 3 le suggère, une distinction peut être faite entre les marchés immobiliers d’une part et actions d’autre part. Pour plus de détails sur ce sujet, cf. notamment le Chapitre 3 du World Economic Outlook 2009 du FMI, « Lessons for Monetary Policy from Asset Price Fluctuations », www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2009/02/pdf/c3.pdf
  6. Cf. Bulletin mensuel de la BCE, novembre 2010, article intitulé « Les bulles de prix d’actifs et la politique monétaire revisitée ».
  7. Cf. par exemple les documents de travail de la BCE n°1039, « ‘Real time’ early warning indicators for costly asset price boom/bust cycles : a role for global liquidity » et n°1068, « Asset price misalignments and the role of money and credit » ; ou encore le chapitre 6 de l’ouvrage intitulé « Enhancing monetary analysis », L. Papademos et J. Stark (eds), BCE, octobre 2010.
  8. Cf. en particulier les documents de travail de la BCE n°1166, «Does monetary policy affect bank risk-taking?”, n°1091, “Money talks”, ainsi que l’article de O. Loisel, A. Pommeret et F. Portier (2010), « Monetary policy and herd behavior in new-tech investment », mimeo.
  9. Propos datant du 20 mai 2010.

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