Zone euro : inflation basse, risques élevés

par Thibault Mercier, économiste chez BNP Paribas

  La faiblesse prolongée de l’inflation en zone euro est le signe d’une économie déprimée et d’une demande insuffisante.

•  Des facteurs d’offre sont aussi à l’œuvre (baisse des prix de l’énergie, dévaluation interne dans les pays périphériques), mais leurs effets bénéfiques sont amoindris par le caractère généralisé et durable du phénomène.

  Une inflation durablement basse, signe d’une conjoncture faible, a surtout des effets négatifs : sur les perspectives de revenus, la solvabilité des agents économiques et l’efficacité de la politique monétaire. Les ajustements sur le marché du travail et entre pays sont aussi rendus très coûteux en emplois. Finalement, une période prolongée de faible inflation augmente le risque de basculer en déflation.

  Pour toutes ces raisons, la BCE assouplira probablement encore davantage sa politique au mois de décembre. Son action mériterait toutefois d’être soutenue par une politique budgétaire plus volontariste au niveau européen.

Malgré la reprise de la croissance en zone euro, la faiblesse continue de l’inflation suscite des inquiétudes légitimes. Même si des facteurs d’offre sont à l’œuvre (la baisse des prix de l’énergie, la dévaluation interne mise en œuvre dans les pays périphériques), le manque de vigueur de l’inflation est surtout le symptôme d’une demande déprimée. Loin de constituer une force de rappel de l’économie vers son niveau d’équilibre, elle est susceptible, au contraire, de maintenir l’activité durablement sous son potentiel.

Faible inflation : l’offre et la demande

Une inflation faible peut être une bonne ou une mauvaise chose, selon qu’elle est voulue ou, au contraire, subie. Le plus souvent cette distinction revient à se demander si le phénomène est lié à un choc d’offre (positif) ou de demande (négatif). Ainsi, une élévation de la productivité permet de produire davantage à un coût inchangé (voire réduit), induisant une pression à la baisse sur les prix. Le pouvoir d’achat des ménages et la compétitivité des entreprises en bénéficient. De même, l’ouverture de marchés protégés à la concurrence profite généralement aux consommateurs et réduit les coûts de production. La baisse de l’inflation est ici l’effet recherché, favorable à l’activité.

A l’inverse, la baisse de l’inflation liée à une demande insuffisante est d’abord le symptôme d’une économie déprimée. Face à des revenus faibles et un chômage élevé, la modération des prix n’apporte qu’un maigre soutien à la consommation; du reste, lorsque le phénomène est persistant, les effets bénéfiques sont, eux, temporaires. Progressivement la croissance des salaires nominaux se cale sur des perspectives d’inflation ajustées à la baisse, jusqu’à faire disparaître le gain de pouvoir d’achat. Parmi les entreprises, celles qui n’opèrent que sur le marché national peinent à conserver leurs marges, voire à survivre si la faiblesse de l’activité se prolonge. Dans ce cas, une inflation basse a surtout des effets négatifs : sur les perspectives de revenus, la solvabilité des agents économiques et l’efficacité de la politique monétaire.

Au sein de l’Union Economique et Monétaire (UEM), l’extrême faiblesse de l’inflation s’explique d’abord par l’insuffisance de la demande. La crise mondiale de 2008-2009 puis celle des dettes souveraines en zone euro en 2010-2012 se sont traduites par deux récessions consécutives (double dip) et une forte progression du chômage. Les politiques d’austérité menées à travers l’UEM ont lourdement pesé sur la demande intérieure. Un écart important entre la production effective et la production potentielle s’est ouvert, exerçant une pression à la baisse sur les prix.

Néanmoins, des facteurs d’offre entrent aussi en jeu. Le premier renvoie aux politiques de « dévaluation interne » mises en place dans les pays périphériques de la zone euro (Espagne, Grèce, Irlande, Portugal) qui ont dû redresser leur compétitivité au moyen d’une baisse de leurs coûts de production relativement à ceux des pays du Nord. Dans un contexte d’inflation faible, les pays périphériques ont connu, ou connaissent encore, une période de baisse des prix (inflation négative) qui traduit, cependant, en partie, une amélioration de la compétitivité, bénéfique à la croissance.

Le second facteur d’offre est lié à la baisse des prix du pétrole. Elle est favorable au pouvoir d’achat des ménages et à la profitabilité des entreprises. Néanmoins, dans la mesure où cette tendance renvoie, elle aussi, en partie, à une demande mondiale qui s’essouffle, elle témoigne des risques qui pèsent sur la reprise en zone euro.

Les effets pervers d’une inflation durablement basse

Les effets négatifs de la déflation sont bien connus : un report des décisions d’achat qui déprime l’activité et les revenus provoquant une nouvelle baisse des anticipations de prix ; une augmentation du poids réel des dettes qui déclenche des ventes d’actifs et l’instauration d’un cercle vicieux pouvant entraîner l’insolvabilité des débiteurs. La déflation n’est pas simplement la baisse des prix ; elle est la baisse conjuguée et auto-entretenue des prix et de l’activité. Un processus dans lequel le rôle des anticipations est clé.

La zone euro n’est pas en situation de déflation. Certes, les prix à la consommation étaient en baisse en septembre (-0,1% g.a.) mais cette situation est transitoire, liée essentiellement au repli du cours des matières premières. Même en l’absence de rebond ils ne pèseront bientôt plus sur les évolutions annuelles. Les anticipations, bien que basses, n’incorporent pas de baisse de prix future.

Pour autant, l’inflation en zone euro est trop faible, depuis trop longtemps. Cette situation induit des effets pervers. D’abord elle est synonyme d’une faible progression des revenus, ce qui décourage l’investissement et limite la capacité de remboursement des agents économiques. La consolidation budgétaire est également rendue plus ardue : les recettes fiscales sont amoindries tandis que le gel de dépenses génère moins d’économies.

L’absence d’inflation contraint aussi les ajustements sur le marché du travail via les salaires réels, impliquant des coûts élevés pour l’activité. En effet, compte tenu de la rigidité à la baisse des salaires nominaux, une inflation trop basse empêche le recul des salaires réels, faisant reposer les ajustements sur l’emploi en cas de récession et limitant la demande de travail en phase de reprise. L’inflation basse complique aussi les ajustements de comptes courants entre Etats membres. Comme nous l’avons évoqué plus haut, la dévaluation interne mise en œuvre en périphérie de la zone euro a consisté en une baisse des prix relatifs et s’est soldée par une inflation négative. Dans un contexte européen plus porteur, avec une inflation plus rapide au Nord, un simple ralentissement de l’inflation aurait permis de restaurer l’équilibre extérieur des pays périphériques, avec un coût bien moindre en activité. De plus, alors que l’ajustement doit se poursuivre, la faiblesse généralisée de l’inflation au sein de l’UEM limite les gains de compétitivité réalisés grâce à la dévaluation interne.

L’efficacité de la politique monétaire est aussi en question. Alors que le taux d’intérêt d’équilibre en zone euro (celui qui permet d’égaliser l’épargne et l’investissement au plein emploi) est vraisemblablement négatif1, la faiblesse de l’inflation empêche la banque centrale d’amener les taux d’intérêt réels significativement sous zéro. Le recours aux politiques non conventionnelles, comme l’assouplissement quantitatif (QE), peut permettre de dépasser cette contrainte, si elles parviennent à élever les anticipations d’inflation, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

La faiblesse de l’inflation en zone euro est avant tout le témoin d’une demande déprimée. Elle produit des effets pervers en maintenant l’économie durablement sous son potentiel, ce qui exerce à son tour des pressions à la baisse sur les prix. Par ailleurs, les risques de basculer en déflation sont accrus. En cas de choc négatif sur l’activité, il est probable que les anticipations d’inflation, déjà basses, fléchissent davantage. Un cercle vicieux entre baisse des anticipations et recul de l’inflation du moment pourrait s’instaurer. Dans ce contexte la baisse des prix du pétrole est ambivalente : d’un côté, elle soutient la demande, de l’autre, elle pèse sur l’inflation immédiate et réduit les anticipations d’inflation future, ce qui peut, par effet de second tour, contraindre la formation des salaires.

La BCE se dit très vigilante à l’évolution de la dynamique des prix. La réunion de politique monétaire du mois d’octobre, tenue ce jeudi, a préparé le terrain à un nouvel assouplissement en décembre, ouvrant le champ des possibles à une baisse de taux. Toutefois, pour lutter efficacement contre la faible inflation, la politique monétaire accommodante gagnerait sans doute à être épaulée par un soutien budgétaire. C’est le sens des déclarations du gouverneur de la banque centrale d’Autriche, M.Nowotny, qui, plus tôt cette semaine, appelait à la mise en œuvre d’une politique budgétaire expansionniste en zone euro.

NOTES

  1. Voir C. De Lucia « La BCE en fait-elle trop ou pas assez ? » Conjoncture, BNP Paribas, Février 2015.

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