La mise en garde de Greenspan

Ainsi donc Alan Greenspan était faillible.

Ainsi donc Alan Greenspan était faillible. L’ancien président de la Réserve fédérale, longtemps paré de toutes les vertus, l’a lui-même admis lors d’une audition devant une commission de la Chambre des représentants des Etats-Unis (23/10). Cet adversaire de la régulation, qui a encouragé le développement des produits dérivés, a dit avoir commis une “erreur” en pensant que les banques pouvaient s’auto-réguler. Alan Greenspan, qui a quitté ses fonctions en 2006 après avoir passé près de 20 ans à la tête de la Fed, subit depuis quelques semaines un véritable procès dans les médias américains. Il lui est reproché d’avoir encouragé la dématérialisation des échanges financiers via des plate-formes électroniques à la faveur du développement de l’Internet dans les années 1990. Surtout, il est accusé d’avoir empêché toute régulation financière. “J’ai commis une erreur en croyant que le sens de leurs propres intérêts dans les organisations, notamment chez les banquiers, était telle que c’était la meilleure protection qui soit”, a donc fini par déclarer Alan Greenspan. Poussé dans ses retranchements par le président de la commission, il a reconnu que sa vision du monde n’avait pas fonctionné. “C'est précisément la raison pour laquelle je suis choqué, parce que cela faisait quarante ans et même plus que de façon très évidente cela fonctionnait exceptionnellement bien”. 

On mesure le désarroi de l’ancien président de la Réserve fédérale, loué ces dernières années pour sa capacité à avoir su maintenir la stabilité financière. Curieux retournement pour celui qu’on surnommait l’Oracle. Nommé par le président républicain Ronald Reagan, Alan Greenspan s’est parfaitement entendu, à partir de 1993, avec le président démocrate Bill Clinton. Les deux hommes ont noué un accord qui a permis la plus grande période d’expansion économique aux Etats-Unis depuis les années 1960. Comment ? L’un a promis une discipline budgétaire stricte tandis que l’autre s’est engagé à avoir une politique monétaire accommodante. La croissance a été au rendez-vous, les taux d’intérêt ont baissé et les finances publiques ont dégagé de généreux excédents. Un monde parfait qui n’a pas résisté à l’impact des attentats du 11 septembre 2001 et à la nouvelle politique dispendieuse – à coups de baisses d’impôts massives et de dépenses militaires gigantesques du président George W. Bush, élu en 2000. Alan Greenspan n’a pas suffisamment durci sa politique monétaire et, face à une administration soutenant le laissez-faire, n’a pas voulu ou pu rappeler certaines évidences. Après l’éclatement de la bulle boursière spéculative autour des valeurs Internet en 2000 et après le 11 septembre, la Réserve fédérale a ouvert les robinets de liquidités et a baissé les taux (ceux-ci étant passés de 6% en mai 2000 à 1% en juin 2003 !). Tous les ingrédients étaient réunis pour une nouvelle bulle : argent abondant et bon marché, accroissement régulier de la valeur des actifs financiers et immobiliers, et, enfin, gains de productivité. L’attitude d’Alan Greenspan a d’autant plus surpris qu’il n’avait pas hésité à parler d’”exubérance irrationnelle” au tout début de la bulle Internet, en 1998. Mais il n’a rien fait pour empêcher la formation de la bulle. Il faut dire que le postulat dans le monde économique et financier est que l’on sait qu’il y a eu une bulle spéculative une fois qu’elle a éclaté. L’envolée, dans des proportions hallucinantes, de la valeur des actifs boursiers ne suffisait pas. D’autant que cette progression de la bourse avait un effet positif sur ce qu’on appelle “l’effet richesse”.

Quand les particuliers voient que leur portefeuille boursier prend de la valeur chaque jour, ils se sentent plus riches et n’hésitent pas à consommer, ce qui a un impact positif sur la croissance économique du pays. A la fin des années 1990, on ne parlait que de “nouveau paradigme”. Les lois traditionnelles de l’économie n’intéressaient plus personne. Tout le monde avait oublié que l’économie n’est faite que de cycle. Dans ce contexte, Alan Greenspan, fort de son autorité, aurait pu intervenir plus fortement pour mettre en garde les citoyens et les pouvoirs publics. Il ne l’a pas fait. Car, il ne voulait pas aller contre ses convictions. A cet égard, son audition devant la Chambre des représentants est instructive. S’il a reconnu une “erreur”, il a souligné que la crise actuelle était un phénomène que l’on ne vivait qu’une fois par siècle. “De fait, nous devons reconnaître que les formes de régulation pouvant empêcher cela de se reproduire à l’avenir sont si onéreuses que cela aurait pour effet de supprimer pratiquement la croissance de l’économie”, a-t-il expliqué en expliquant que cela pourrait remettre en cause le niveau de vie des Américains. Autant dire qu’Alan Greenspan est plus que réticent à l’idée de mettre en oeuvre de nouvelles régulations. 

Or, aux Etats-Unis comme en Europe, de nombreux économistes pensent que la libéralisation dans le secteur financier est allée trop loin et qu’il faut fixer des limites. Frederic S. Mishkin, ancien gouverneur de la Fed, estime ainsi que l’on peut pas traiter les bulles spéculatives uniquement par le biais de la politique monétaire. Il juge nécessaire de mettre en place une supervision bancaire et d’autres systèmes de contrôle.

Les propos d’Alan Greenspan montrent bien que ce n’est pas gagné. Car les nouvelles régulations demandées à droite et à gauche aboutiront à une baisse du taux de croissance aux Etats-Unis et dans le monde. Un exemple : c’est parce qu’elles ont pu profiter d’un système totalement libéralisé que les banques ont pu investir massivement dans les pays émergents. En imposant des ratios de solvabilité plus stricts, on limitera forcément la capacité de ces banques à distribuer du crédit. Comme tout le monde le sait, l’économie américaine fonctionne à crédit. Alan Greenspan le sait mieux qui quiconque. De son audition, il convient donc de retenir davantage la mise en garde que le mea culpa.