Crise de la dette européenne : que faire, et comment en sortir ?

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse d’Amundi Asset Management

La capitulation des investisseurs est actuellement dans sa phase de développement ultime. La vulnérabilité de l’Allemagne rend la recherche et la mise en place – rapide – de solutions, incontournables. Plus facile à dire qu’à faire ? Comment sortir de cette crise ? Trois scénarios se dessinent clairement.

  • Un scénario d’apaisement : mise en place de solutions crédibles aux yeux des investisseurs ;
  • Un scénario d’enlisement : poursuite de la situation actuelle, avec dégradation graduelle de la crise, capitulation encore plus forte des investisseurs internationaux …
  • Un scénario d’éclatement : pays qui sortent de l’Union Européenne et de l’Union Monétaire, fin de la zone euro.

Scénario # 1 : l’apaisement

Cela fait désormais deux ans que les Etats européens tentent d’apaiser la crise et de réconforter marchés financiers et investisseurs non résidents. L’enjeu est de taille : il s’agit d’inciter les investisseurs à continuer à financer les dettes publiques. Plus un pays dépend des investisseurs étrangers, et plus le financement est difficile. L’histoire montre que des souverains ont fait défaut avec des ratios de dette publique de l’ordre de 40% … alors que le problème ne s’est jamais posé pour des pays dont le ratio dépassait 100% ou 150%. Tout est affaire de crédibilité, de capacité à gérer la dette (existence ou pas de marges de manœuvre), ou à en inverser la tendance, ou encore la nationalité des investisseurs qui financent la dette. Au-delà de ces critères moyen long terme, il est également question de gouvernance, et de dispositif anti-contagion. Ce qui manque fortement à la zone euro, c’est précisément un tel dispositif.

Avoir un « investisseur en dernier ressort », comme cela fut le cas aux Etats-Unis ou au Royaume Uni s’avérerait fort utile car cela permettrait d’acheter du temps pour mener les réformes nécessaires, faciliter la rigueur budgétaire et fiscale, tout en ne cassant pas les perspectives de croissance.

La solution à la crise ne passe pas uniquement par une rigueur brisant la croissance, mais aussi et surtout par un dispositif anti-contagion.

Tous les problèmes ne seraient pas résolus, comme par exemple le risque de voir la France perdre son « AAA », l’absence de discipline/rigueur budgétaire, le déficit de gouvernance, le risque de récession sévère …

Un scénario d’apaisement, avec une maîtrise de la contagion et un dispositif crédible, permettrait « d’acheter du temps », de mener les réformes structurelles nécessaires, de ne pas nécessairement casser la croissance et de rétablir une plus profonde adhésion pour l’union monétaire et la zone euro. Les politiques de rigueur budgétaire et fiscale ont des effets très néfastes sur les populations européennes, et ce d’autant plus que se profilent des élections majeures dans des grands pays comme la France ou l’Allemagne. Dans un tel scénario, il serait alors possible de mettre en application le plan du 26 octobre : un défaut ordonné de la Grèce, une recapitalisation ordonnée des banques, un échange de dette dans le cadre du programme (PSI), une refonte du Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF).

Les conséquences du scénario d’apaisement seraient les suivantes :

  • Une remontée des taux longs allemands, du fait d’une atténuation de la fuite vers la qualité et du regain d’intérêt des actifs de certains pays européens (ceux dont la contagion n’était pas liée à une augmentation de leur probabilité de défaut mais de la défiance envers la zone ou ceux qui ont souffert de la faiblesse du dispositif anti-contagion)
  • Un resserrement des écarts de crédit : ceux-ci ne reviendront sans doute jamais vers les niveaux qui prévalaient avant la crise financière de 2008, mais pour certains pays (Italie, Espagne, France …), le potentiel de resserrement est néanmoins important.
  • Un redéploiement du risque vers les classes d’actifs risquées, crédit et actions notamment, et particulièrement vers les pays qui ont souffert du risque sur les souverains.
  • Une hausse de la valeur des titres financiers.

Cette reprise des marchés trouvera naturellement une limite : la question sur l’ampleur de la récession déterminera la profondeur et la pérennité du rebond que procurerait l’acheminement vers un scénario d’apaisement. Plus le passage vers un tel scénario sera long, et plus la récession sera sévère (rigueur budgétaire et fiscale supplémentaire, anticipations de croissance plus moroses, « deleveraging » des banques plus violent, ample « credit crunch » plus probable …)

Scénario # 2 : l’enlisement

Le scénario de l’enlisement n’est finalement rien d’autre que celui que nous avons sous les yeux depuis deux ans : une dégradation en continu de la situation (voir section précédente pour une présentation des différentes étapes de la crise), des solutions mises en avant par les Etats européens qui ne parviennent pas à endiguer la contagion, les anticipations de défaut … mais aussi des mesures dont la mise en place prend tellement de temps qu’elles sont déjà dépassées lors de leur mise en œuvre (le Fonds Européen de Stabilité Financière en est un bon exemple).

Dans le scénario d’enlisement, le scepticisme des investisseurs internationaux à l’égard de la zone euro perdure. Les solutions du plan européen d’octobre ne sont pas crédibles ; elles sont en fait impraticables, les anticipations de défaut grec allant au-delà de 50%, les besoins de recapitalisation des banques étant jugés insuffisants. La contagion perdure, et en l’absence d’un dispositif de lutte efficace, les banques européennes sont forcées de donner des garanties additionnelles de solidité. Elles seraient alors amenées à « deleverager » davantage (ventes d’actifs essentiellement en dollar, ce qui soutient l’euro, toutes choses égales par ailleurs), et à limiter l’offre de crédit, ce qui serait de nature à générer un véritable « credit crunch ». Une récession sévère et sans doute durable s‘installerait en zone euro, et ne manquerait pas de frapper également l’Allemagne, compte tenu de la destination de ses exportations (plus de 40% vont vers la zone euro). 

Ne négligeons pas non plus le fait que les banques européennes sont très actives dans les activités de « trade finance » international, d’où le risque de contagion vers nombre de pays « émergents ». C’est d’ailleurs une préoccupation déjà bien palpable, notamment en Asie. Autrement dit, de nombreux pays n’ont aucun intérêt à voir le repli des banques (européennes notamment) s’amplifier.

La contagion risquerait même de s’étendre davantage encore vers les pays hors zone euro, ce qui représenterait un impact de second tour pour les exportations allemandes. 

Certes, la situation économique allemande est bien meilleure que celle de ses européens (elle a notamment les moyens de relancer sa croissance si besoin est), mais le scénario d’enlisement serait sans doute très négatif dans l’absolu.

Par ailleurs, la rigueur budgétaire imposée en période de contagion ne manquerait pas d’accroître les anticipations de défaut de certains pays européens fragilisés. L’Europe se retrouverait considérablement affaiblie, tant sur un plan politique qu’économique et financier.

En fait, ce scénario est extrêmement dangereux, car il n’est pas stable et est de nature à conduire (sans doute de façon inévitable) vers un scénario d’éclatement.

Scénario # 3 : l’éclatement

La situation actuelle d’enlisement est difficilement tenable, et il y a fort à parier qu’en l’absence de solutions à la crise viables et crédibles, elle conduise à terme plus ou moins rapproché à un scénario d’éclatement. La Grèce a peu d’intérêt à sortir de la zone euro, ce qui n’est pas le cas de l’Italie par exemple. Un tel scénario signifierait la fin de facto de l’union monétaire. L’Histoire montre (voir notre édition du mois de novembre) que ce sont bien les divergences d’intérêt et les considérations politiques qui ont conduit à la fin des unions monétaires.

On se retrouverait alors avec trois blocs distincts :

  • Un bloc de pays AAA (s’il en reste vraiment, car tout dépendra de la longueur de la phase d’enlisement) ayant des performances économiques satisfaisantes en termes de finances publiques, de trajectoire de dette et de comptes courants;
  • Des pays périphériques en lutte pour conserver un niveau de croissance décent tout en maîtrisant au mieux leur endettement et éviter tout défaut. Ces pays ne seraient pas – ou plus – des AAA et n’auraient quasiment plus la moindre chance de voir à court terme leur écart avec les pays AAA se combler de façon significative;
  • Des pays en défaut. Plus l’Italie reste dans une zone qui s’enlise, et plus le risque de défaut progresse, notamment parce que la croissance fléchit fortement et parce que la contagion ne recule pas. Autrement dit, les Etats européens ont tout intérêt à faire émerger le scénario #1, car les scénarios alternatifs conduisent vraisemblablement à une forme d’éclatement de la zone euro.

Comment éviter les scénarios d’enlisement ou d’éclatement ?

Les scénarios #1 et # 2 sont synonymes de récession forte et sans doute longue, mais aussi de risques de voir l’union monétaire prendre fin. Comment éviter cela ? Nous avons présenté à plusieurs reprises des conditions nécessaires à la lutte contre la contagion. Au premier rang de ces conditions figure le dispositif anti-contagion.

Ce dispositif pose problème depuis le début de la crise, tout d’abord parce qu’il n‘y a pas d’investisseur en dernier ressort, mais aussi parce que les pays de la zone euro ne sont pas parvenus à prévoir un mécanisme suppléant cette absence. Plusieurs solutions ont été envisagées, et nombreuses sont celles qui se sont retrouvées confrontées soit au statut de la BCE, soit à la constitution allemande soit au traité de Lisbonne. L’observation du « quantitative easing » (QE) aux Etats-Unis ou au Royaume Uni a montré qu’un tel dispositif a de nombreux atouts :

  • Il a évité une chute libre des prix compte tenu de la présence d’un acheteur.
  • Il a ensuite permis aux banques de se « deleverager » bien plus vite que les banques de la zone euro.

Certes, il a dégradé le bilan des banques centrales et en a accru fortement la taille, mais il a été efficace et nombreux sont ceux qui ne comprennent pas pourquoi la BCE ne fait pas la même chose. On sait que la BCE ne peut pas faire du QE : contrairement à la Fed, elle est censée stériliser ses achats d’obligations, ce qui veut dire en clair retirer un montant équivalent du marché monétaire, ce qui n’est pas souhaitable dans la situation de crise actuelle. 

Autrement dit, la BCE ne peut pas, à l’instar de la Fed ou de la BoE, annoncer un vaste programme de rachat (« Ce n’est pas sa mission », martèlent les banquiers centraux) … sauf à modifier statuts et traités … ce qui n’est pas le souhait des Allemands.

En pratique, la BCE achète les obligations souveraines : près de 200 milliards depuis la mise en place du programme de rachat, et 125 milliards au cours des 4 derniers mois, soit l’équivalent de 10 mois de déficit budgétaire italien et espagnol, ce qui est loin d’être négligeable.

Les grandes différences entre le programme de rachat européen et le programme de QE américain sont :

  • D’une part, l’annonce ex ante d’un montant aux Etats-Unis, mais pas en zone euro.
  • D’autre part, la certitude que le programme se poursuivrait aux Etats-Unis, et la crainte qu’il soit rapidement interrompu en zone euro. 

N’accablons pas trop la BCE qui, après tout veille à sa mission (elle ne peut pas prêter aux Etats-membres qui ont constitué son capital) et a quand même accepté de s’en écarter compte tenu des circonstances. On peut toutefois regretter que n’aient pas abouti (pas encore ?) des pistes telles que la transformation du FESF en banque (qui aurait ainsi un accès à la liquidité des banques centrales), la mise en place de prêts de la BCE au FMI qui aiderait ensuite les Etats européens en difficulté, on encore la transformation avant la date prévue (mi-2013) du FESF en Mécanisme de Stabilité Européen. x

La deuxième lacune à régler concerne le potentiel de croissance (un euro trop fort pour certains pays, des taux d’intérêt trop élevés pour d’autres, une compétitivité trop faible, une industrialisation à revoir …) qui nécessitera des réformes structurelles en profondeur.

La troisième lacune est bien évidemment la mise en place d’outils permettant une meilleure connaissance et un suivi plus efficace des finances publiques … tout cela permettrait notamment l’élimination de la possibilité d’avoir des « passagers clandestins ». Après tout, la Grèce n’avait nul besoin de rigueur dans un environnement de convergence et d’ajustements et garanties assurés par les Etats du noyau dur. Ce monde est révolu … au tour des européens de mettre en place traités, missions et statuts en ligne avec cette « nouvelle » réalité.

Trois scénarios … trois allocations d’actifs ?

Les trois scénarios présentés ci-dessus représentent des réalités bien différentes … et conduisent à des allocations d’actifs bien distinctes.

Quelques remarques s’imposent : il n’est pas ici question de probabilité de tel ou tel scénario. Nous avons maintes fois indiqué que nous ne prévoyions pas de scénario d’éclatement (très faible probabilité), que la réalité des marchés et la situation actuelle étaient celle de l’enlisement (probabilité relativement forte de 30%), mais que nous devions converger vers un scénario d’apaisement (probabilité de 65%). Notre allocation d’actifs est restée défensive tout au long de cette crise car les risques associés au scénario d’enlisement sont inquiétants. Pour faire simple, il faut des actions politiques fortes, viables et crédibles pour sortir du scénario d’enlisement alors que la transition de l’enlisement vers l’éclatement a des risques d’être inévitable si des solutions n’émergent pas. Si tel est le cas, la chute des classes d’actifs risqués ne serait pas terminée. En tous cas, en l’absence de signes tangibles de la part des banques centrales et gouvernements, il ne paraît pas raisonnable de déployer du risque dans les portefeuilles.

La grille de lecture permettant de définir les conditions d’engagement vers un scénario d’apaisement serait de quatre ordres :

  • Un dispositif anti-crise combinant le FESF (transformé en banque, il accèderait à la liquidité de la BCE, doté d’une taille importante, il rassurerait quant à sa force de frappe … quitte à perdre son AAA), le FMI (la BCE peut prêter directement au FMI), et la BCE (peut-on imaginer qu’elle annonce du QE non pas pour sauver des pays en difficulté, mais pour éviter une pression déflationniste que le faible niveau des taux d’intérêt ne peut pas combattre ?).
  • Un pacte de stabilité « nouvelle formule » (?) permettant de rassurer sur la rigueur et la discipline à moyen terme (mise en place d’un pacte réduit, avec sanctions réelles …), ce qui rassurerait également la BCE dans ses achats.
  • Une meilleure gouvernance dans son ensemble, avec une harmonisation budgétaire et fiscale. Français et allemands en étudient la possibilité, ce qui amènerait à changer un traité bilatéral datant de 1963.
  • La conviction que la politique économique ne va pas casser la croissance économique de la zone. La politique d’austérité n’est pas, à elle seule, la solution aux problèmes de dette. Que les pays en difficulté mettent en place des politiques de discipline budgétaire et fiscale est une chose, que tous les pays de la zone fassent cela en même temps en est une autre. L’idéal serait de voir de la rigueur dans les pays qui en ont manqué, et de la relance dans les pays dont la solvabilité n’est pas en péril. Que l’on parle de baisse de fiscalité en Allemagne n’est pas un message anodin et sans impact. La grille de lecture permettant de voir si les marchés adhèrent ou non aux solutions présentées par les États européens et les banques centrales est la suivante :
    – Le repli – ou non – des spreads souverains, notamment des pays AAA, ce qui indique un repli – ou non – des craintes vis-à-vis de la zone euro dans son ensemble ;
    – La faiblesse – ou non – de l’euro, qui indique si les investisseurs non résidents capitulent encore (ou pas) ;
    – La déconnexion – ou non – des taux allemands vis-à-vis des taux américains dans les phases éventuelles de fuite vers la qualité.