Debtocracie

par Alexandra Estiot et Thibault Mercier, économistes chez BNP Paribas 

Après les élections aux Etats-Unis, l’attention devrait rapidement se tourner de nouveau vers l’Espagne, à l’occasion de la réunion des ministres des Finances de la zone euro le 12 novembre.

Pouvoir fédéral

Les élections présidentielles concentrent l’attention mondiale sur les Etats-Unis tous les quatre ans. Cette année, les économistes s’y intéressent également de très près : les finances publiques américaines se sont, en effet, dégradées très rapidement avec la crise. Le président Obama a été élu au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, point d’orgue de la crise financière. L’économie américaine plongeait alors sous le poids de l’endettement des ménages, dans le sillage de l’éclatement de la bulle immobilière.

Entre fin 2007 et mi-2009, le PIB a reculé de 4,7%, ne retrouvant son niveau d’avant crise que fin 2011. Dans le même temps, environ 8 millions d’emplois on été détruits, seulement un peu plus de la moitié ayant été recréée depuis. Le taux de chômage, à 4,6% en 2006-2007, a touché un point haut à 10% fin 2009. Depuis, il n’a que peu baissé, à 7,8% actuellement, et ce, non pas grâce au dynamisme des créations d’emplois mais au recul du taux d’activité : l’emploi rapporté à la population américaine est actuellement à son niveau le plus bas depuis 1983.

Sous le double effet des stabilisateurs automatiques et de multiples plans de soutien à l’économie, les comptes publics se sont détériorés. Le seul gouvernement fédéral a vu son déficit passer de USD 161 mds (1,2% du PIB) au cours de l’exercice budgétaire 2007 à USD 1 413 mds en 2009 (10,1% du PIB). Depuis, les déficits n’ont été que marginalement réduits, et la dette fédérale détenue par le public (qui est l’indicateur de dette publique généralement retenu aux Etats-Unis), qui ne constituait que 36% du PIB en 2007 en représentait 72% à la fin du mois de septembre 2012. Consolidé sur l’ensemble des entités gouvernementales, le taux d’endettement public américain peut être estimé à environ 103%, quelque 35 points au-dessus du ratio de dette publique espagnol.

Le prochain gouvernement aura donc comme tâche essentielle de corriger la dérive budgétaire. L’exercice est particulièrement compliqué car il s’agit de gérer aussi bien le court terme, le moyen terme et le long terme. Si réduire le déficit de l’Etat fédéral est une priorité, il ne faut pas corriger trop violemment le cap : l’économie américaine est loin d’être assez solide pour encaisser le choc. A long terme, les perspectives budgétaires sont très préoccupantes, les dépenses dites « obligatoires », soit celles liées aux programmes Social Security (retraites publiques), Medicare (couverture santé des plus âgés) et Medicaid (couverture santé des plus démunis), gonflant sous le poids du vieillissement de la population.

Depuis que les Républicains ont regagné le contrôle de la Chambre des Représentants aux élections de mi-mandat de 2010, le dialogue entre partis (les Démocrates ont conservé le contrôle du Sénat) a été très difficile. Et les solutions qui ont été apportées aux problèmes peuvent difficilement être qualifiées d’idéales. Ce sont ces accords qui ont créé le fiscal cliff. Les accords du type allègement des cotisations salariales contre extension des baisses d’impôts ajoutés aux conditions qui ont été mises au relèvement du plafond de la dette en août 2011 ont abouti à créer un ajustement budgétaire d’une violence rarement égalée. Si rien n’était fait, le déficit du gouvernement fédéral serait réduit, entre 2012 et 2013 (années calendaires) d’environ 5 points de PIB : les baisses d’impôts datant du premier mandat du président George W. Bush arrivent à expiration en même temps que le taux réduit de cotisations sociales et que l’indemnisation du chômage de très longue durée alors que les « séquestrations », soit les coupes automatiques de dépenses (décidées dans le cadre de la loi ayant permis le relèvement du plafond de la dette en août 2011), s’ajoutent à la liste.

Nous ne doutons pas qu’un accord sera trouvé et que l’ajustement budgétaire sera compris dans une fourchette allant de 1% à 1,5% de PIB. La croissance en 2013 sera sauvée. Encore que… C’est en grande partie l’absence de perspectives fiscales claires qui retient les entreprises américaines d’investir et d’embaucher. Repousser le fiscal cliff d’un an n’éclaircirait en rien l’horizon. Résoudre la question du fiscal cliff est essentielle, mais il est aussi essentiel de la résoudre intelligemment, en trouvant un accord qui permettra aux ménages et aux entreprises de connaître précisément l’évolution des recettes et des dépenses de l’Etat fédéral sur les prochaines années.

En ceci, le nom du prochain Président importe moins que la composition du Congrès. Bien entendu les orientations économiques du président Obama sont très différentes de celles du gouverneur Romney. Encore qu’ils peuvent parfois se retrouver, comme sur la nécessité de simplifier l’imposition des sociétés. Mais, comme l’a montré la deuxième partie du mandat du président Obama, un Président sans majorité dans les deux chambres du Congrès ne peut conduire sa politique sans compromis. A quelques jours d’Election Day, le suspens reste entier et pourrait le demeurer tard dans la nuit, voire quelques jours quand il s’agit de la composition du Congrès. Malheureusement, les derniers sondages semblent annoncer que la répartition des pouvoirs changera peu : les Démocrates perdraient quelques sièges au Sénat tout en en gardant la majorité, alors que la Chambre des Représentants demeurerait républicaine, mais de façon moins large. Que ce soit pour Barack Obama ou Mitt Romney, la tâche sera compliquée.

Tensions régionales

L’Espagne se rapproche d’une demande d’aide européenne. Le principal obstacle – les élections régionales – a été franchi le 21 octobre1. Le Partido Popular (PP) de M. Rajoy a remporté la majorité absolue en Galice, évitant au chef du gouvernement le camouflet d’une défaite, même relative, dans sa région natale. Au Pays basque, où il y avait peu à gagner mais beaucoup à perdre, la double victoire des nationalistes, notamment celle des indépendantistes du parti EH Bildu (25,5%), a ravivé les craintes séparatistes après quatre ans de gestion PSOE-PP.

Comme en Europe, la crise économique en Espagne vient alimenter les tensions politiques entre le centre et la périphérie. Les dix-sept régions espagnoles contrôlent près de la moitié des dépenses totales des administrations publiques. Depuis 2002, elles ont la responsabilité de la santé et de l’éducation, des postes qu’elles doivent couper de respectivement EUR 7 mds et EUR 3 mds afin d’ajuster les dépenses à des recettes amoindries par l’éclatement de la bulle immobilière.

Deux régions, le Pays basque et la Navarre, disposent de l’autonomie budgétaire. Parmi les quinze autres, la Catalogne a tenté, en vain, d’obtenir pareil statut, arguant que son déficit budgétaire reflétait l’injustice fiscale du système de redistribution. D’après le président de la région, M. Mas, la Catalogne perd chaque année EUR 16 mds de recettes. Face au refus de l’Etat, il a appelé des élections anticipées le 25 novembre, promettant d’organiser un référendum d’autodétermination en cas de victoire. Avec l’endettement régional le plus élevé du pays (22% du PIB régional) et un taux de chômage atteignant 22,5% de la population active, le discours séduit encore plus qu’autrefois.

Le 11 septembre, un million de Catalans manifestaient pour l’indépendance de la région sous la bannière « Catalogne, nouvel Etat d’Europe». Pourtant, sans le soutien financier de l’Administration centrale, les coupes budgétaires régionales seraient encore plus drastiques. Quelques semaines avant la relance du débat sur sa souveraineté budgétaire, la Catalogne, sans accès aux financements privés, sollicitait un prêt de EUR 5 mds auprès du fonds de sauvetage de EUR 18 mds mis en place par Madrid. Difficile donc de dire si l’appel anticipé aux urnes et la promesse d’un référendum d’autodétermination constituent un véritable projet politique ou un moyen de pression pour négocier les conditions du prêt avec l’Administration centrale. Jusqu’à maintenant, le président de la région n’a pas clairement révélé ses intentions.

La Catalogne n’est pas la seule région à avoir sollicité l’aide de l’Etat. Sept autres régions ont également fait appel au Fonds de Liquidité Autonome (FLA) dont les ressources sont presque épuisées. Il s’agit évidemment d’un outil de gestion pour Madrid qui n’autorise que le financement des déficits régionaux définis dans le budget, exige des plans de consolidation en cas de dérapage et peut même intervenir directement dans les régions où les conditions du plan ne sont pas respectées. A terme, toutes les régions pourraient dépendre de l’Administration centrale pour leur financement.

Les besoins de financement régionaux pour 2013 pourraient donc s’ajouter à ceux de l’Administration centrale, ce qui accroîtrait la pression sur le gouvernement pour faire appel au Mécanisme européen de Stabilisation (MES). Le sommet des ministres des Finances de la zone euro, le 12 novembre, pourrait être l’occasion d’une telle requête.

L’Espagne devrait se porter candidate à un programme de précaution renforcé (ECCL), différent des programmes d’ajustement complet de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal. Il s’agit d’une ligne de crédit pouvant aller jusqu’à EUR 100 mds, utilisable ou non par le gouvernement espagnol pour soutenir la demande lors des adjudications du Trésor. Le coût politique viendrait davantage de la perte de souveraineté liée à la supervision trimestrielle des comptes publics, qu’à la mise en œuvre de mesures d’austérité et/ou structurelles supplémentaires. Le budget espagnol de 2013, dévoilé fin septembre, avait été élaboré en collaboration avec les experts de la Troïka, déjà présents à Madrid.

En 2013, le Trésor public espagnol devra couvrir EUR 105 mds, dont EUR 60 mds de tombées de dette de l’Administration centrale. Sans le soutien européen, le coût d’emprunt sera trop élevé, conduisant probablement vers un déclassement de la note souveraine espagnole en catégorie spéculative. En revanche, une requête auprès du MES permettrait de déclencher le programme OMT de la BCE, qui verrait cette dernière acheter de la dette espagnole de maturité résiduelle comprise entre 1 et 3 ans sur le marché secondaire. A partir de janvier 2013, environ EUR 162 mds de dette espagnole seront concernés. La BCE pourrait intervenir sur ce segment jusqu’à ce que les taux longs baissent à un niveau jugé soutenable pour l’Espagne.

Plus que le différentiel de rendement par rapport au Bund allemand, c’est bien le niveau des taux espagnols qui importe aux autorités européennes. Pour réduire son ratio de dette publique, un pays doit payer un taux d’intérêt moyen sur sa dette plus faible que son taux de croissance nominale. A défaut, il doit dégager un excédent budgétaire primaire supérieur à ce différentiel. Compte tenu de la croissance potentielle de son économie, de sa capacité, limitée par le chômage de masse, à dégager un excédent primaire (le gouvernement prévoit un déficit primaire de 3% du PIB cette année), il s’agit pour la BCE d’abaisser le taux apparent de la dette espagnole. L’objectif, sans être affiché clairement, est certainement d’abaisser durablement les rendements des Bonos à 2 ans aux alentours de 2%. La perception par les marchés d’une BCE qui s’engage à maintenir la partie courte de la courbe à de faibles niveaux de rendements serait alors suffisante pour abaisser également les taux d’intérêt à plus long terme. L’ensemble de la courbe des taux se déplacerait vers le bas et s’aplatirait, permettant au gouvernement espagnol de continuer les réformes sans étouffer son économie.

NOTE

  1. Voir EcoWeek du 12 octobre 2012, « En attendant Rajoy ».

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