Et si les marchés obligataires avaient raison ?

par Marie-Pierre Ripert, économiste chez Natixis

Après un mouvement de hausse en 2013, provoqué par le début des annonces sur le tapering(1), les taux longs des économies développées ont sensiblement baissé depuis le début de l’année. Les taux 10 ans ont perdu 50pb aux Etats-Unis, 55pb en Allemagne, 78pb en France, 100pb en Italie et 127pb en Espagne. Si la réduction des spreads des pays périphériques peut s’expliquer par la recherche de rendement de la part des investisseurs et par une appréciation plus positive de ces économies, la baisse des taux dans les pays « core » peut paraître étonnante.

En effet, les anticipations consensuelles sur les taux au début de l’année étaient celles d’une remontée progressive des taux longs aux Etats-Unis comme dans la zone euro avec toutefois l’idée de la poursuite de l’élargissement du spread entre ces deux zones reflétant un décalage cyclique important et des anticipations différenciées de cycle monétaire.

Aux Etats-Unis, les projections de remontée des taux longs étaient principalement justifiées par le rebond attendu de la croissance américaine (après l’impact négatif du fiscal cliff en 2013) et en corollaire par les effets de la fin du tapering (attendue en octobre) et le début de resserrement monétaire en 2015. En zone euro, la sortie de récession et le redémarrage de la croissance, associée au léger rebond attendu de l’inflation et à l’impact haussier des taux américains, suggéraient également une hausse progressive des taux longs.

Plusieurs raisons peuvent expliquer la faiblesse des taux longs depuis le début de l’année.

  1. Les crises géopolitiques, en particulier la crise ukrainienne, ont provoqué une remontée de l’aversion pour le risque qui a pu jouer favorablement sur les marchés obligataires des pays développés.
  2. Les données conjoncturelles ont révélé un affaiblissement de la croissance mondiale au premier trimestre avec une stagnation du commerce mondial : le PIB américain a probablement reculé au premier trimestre(2), les grands pays émergents s’affaiblissent (Russie, Chine,…), la croissance de la zone euro n’a que faiblement progressé confirmant que la reprise ne sera que très modeste.
  3. Le renforcement de la forward guidance des banques centrales, qui a pu sembler anecdotique à certains, a probablement fortement influencé les anticipations. En avril, la Fed a retiré sa mention au taux de chômage et a insisté sur le fait que les taux courts resteraient durablement plus faibles que le niveau considéré comme normal même lorsque l’inflation et le taux de chômage seraient revenus à leur niveau souhaitable. La BCE a, quant à elle, laissé planer le doute sur un éventuel QE dès le mois de mars puis elle a précisé début avril que le conseil des gouverneurs était unanime dans son engagement à utiliser les instruments non conventionnels pour faire face à une période d’inflation basse prolongée. Début mai, elle a implicitement annoncé une prochaine baisse de taux pour le mois de juin. Si les banques centrales sont crédibles, il est alors raisonnable que les taux longs s’ajustent à la baisse…
  4. Les primes « inflation » incorporées dans les taux nominaux n’ont guère évolué aux Etats-Unis. Elles ont, en revanche, baissé en zone euro, reflet de la faiblesse plus durable qu’anticipée de l’inflation, expliquant une partie de la diminution des taux longs nominaux en Europe.

Le recul des taux réels induit soulève la question suivante : au-delà des effets mentionnés plus haut, est-ce que finalement la faiblesse des taux longs n’est pas le reflet d’anticipations plus négatives sur la croissance à moyen terme en Europe mais également aux Etats-Unis, ce qui est implicitement évoqué par la Fed. Le débat sur la secular stagnation aux Etats-Unis reflète bien la préoccupation d’un certain nombre d’économistes sur la croissance américaine.

Outre les freins à la croissance liés, entre autres, à l’importance de l’endettement, au durcissement des réglementations bancaires, c’est la faiblesse des gains de productivité qui peut paraître plus inquiétante. Avant la crise de 2008, ces derniers augmentaient sur un rythme de 2,3% par an aux Etats-Unis et de 1,3% dans la zone euro (moyenne 1990-2007). Sur les trois dernières années, ils n’ont progressé que de respectivement 1,1% et 0,6% par an. La faiblesse des gains de productivité peut être liée à celle de l’investissement mais aussi à la dégradation de la qualification de la main d’œuvre. En l’absence d’une reprise de l’investissement, la croissance potentielle des économies développées pourrait donc être finalement surestimée impliquant des taux d’intérêt réels d’équilibre plus faibles…

NOTES

  1. Tapering : réduction des achats de titres par la Fed.
  2. Deuxième estimation publiée le 29/05 attendue à -0,6% en rythme annualisé vs 0,1% en première estimation.

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