Italie et Espagne … deux situations différentes, et deux trajectoires distinctes

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse chez Amundi AM

Depuis quelques années, les investisseurs ont eu tendance à englober l’Espagne et l’Italie, mais aussi le Portugal ou encore l’Irlande sous le vocable «pays périphériques». Cela a conduit à des trajectoires de taux d’intérêt et de spreads obligataires (contre l’Allemagne notamment) similaires, aussi bien avant la crise que depuis 3 ans. Trois facteurs essentiels ont expliqué cela :

• En premier lieu, le vaste mouvement, en 2011 essentiellement, de réduction des expositions des établissements bancaires européens vis-à-vis de ce groupe de pays (« de-risking » des portefeuilles oblige), ce qui, compte tenu du poids de l’Italie dans les indices a fortement pesé sur l’Italie ;

• Ensuite, la situation de crise a eu tendance à emporter dans la même logique l’ensemble des pays périphériques, avec cependant des vagues successives : la Grèce d’abord, puis le Portugal et l’Irlande, puis l’Espagne et l’Italie …

• Enfin, tous ces pays ont été forcés d’adopter des politiques de rigueur ou d’austérité, ce qui a eu pour effet de les considérer comme faisant face à des problèmes identiques. En réalité, l’Italie et l’Espagne sont des pays fort différents, en termes de dynamique économique et d’ampleur des difficultés. Il n’est pas très difficile de mettre en avant les différences qui existent entre ces deux pays.

1. Finances publiques : l’Italie en champion. L’Italie est capable, depuis le milieu des années 90, de dégager quasiment année après année des excédents primaires (déficit budgétaire – service de la dette) tandis que l’Espagne ne parvient pas à respecter non seulement les critères du traité européen, mais également les plans d’austérité mis en place. Alors que la première affichera un excédent primaire de 3% en 2012, la seconde fera état d’un déficit primaire de 3%.

2. Dette publique : stock vs dynamique. L’Italie ne pose pas de problème dans la gestion de sa dette et de ses finances publiques. C’est son stock de dette qui est problématique car il nécessite des montants annuels de financement élevés, ce qui pèse sur les risques de liquidité. L’Espagne, pour sa part, inquiète sur la dynamique de sa dette publique. Celle-ci a doublé en 4 ans, et elle ne cesse de progresser d’autant plus que les finances publiques ainsi que les perspectives de croissance continuent de se dégrader.

3. Modèle de croissance : l’Espagne à la peine. Sur ce point, c’est encore l’Espagne qui inquiète. Son modèle, basé sur la consommation, le crédit et l’immobilier a implosé. Il est désormais question de réinventer un nouveau modèle de croissance, ce qui est délicat en période d’austérité. La rigueur budgétaire pèse sur la croissance italienne depuis plus de 15 ans, mais le modèle de croissance italien survit : il n’est pas basé sur la dette privée, et son tissu industriel comporte quelques champions dans des secteurs essentiels.

4. Compétitivité : une amélioration sensible dans les deux pays, et un atout pour les années à venir. Nombreux sont les pays qui ont vu leur compétitivité se dégrader depuis 20 ans, et cette dégradation est d’autant plus visible que l’on attache de l’importance aux coûts salariaux unitaires. Seules l’Allemagne, la Finlande et l’Autriche ont réussi à maintenir ou à améliorer leur c4o0mpétitivité. En revanche, même s’ils ont fortement pesé sur la croissance, l’emploi et les salaires, les plans d’austérité ont permis de restaurer la compétitivité de certains pays. L’Irlande, par exemple, a pu « récupérer » 90% de ses pertes (si l’on compare à la pire année de participation à l’UEM). L’Espagne a récupéré 100% de ses pertes maximales, l’Italie un peu plus de 50% … Notons à ce sujet que la dynamique est très favorable -p4our ces pays, notamment vis-à-vis de certains pays du noyau dur … La balance commerciale espagnole reste toutefois déficitaire, alors qu’elle est fortement excédentaire en Italie. Le solde industriel est également positif en Italie.

5. Dette des ménages : rigueur vs changements de comportement. L’Italie est, de loin, le pays européen qui a été le plus rigoureux. Le faible niveau des taux était certes attractif, mais la rigueur « structurelle » a permis d’éviter les écueils de l’explosion de l’endettement des ménages, qui est le plus bas d’Europe. Les mauvais élèves sur ce plan sont les Pays-Bas, le Danemark, et à un degré moindre l’Espagne. Dans ce dernier pays, ce sont le modèle de croissance et le nouvel environnement de taux d’intérêt qui ont favorisé cette situation. La forte baisse des taux d’intérêt après l’introduction de l’union monétaire a entraîné des changements de comportement que l’on n’a observés ni en Italie (taux plus bas, mais poursuite de la rigue2u0r et de l’encadrement de la dette) ni en Allemagne ni en France (pas de changement dans l’environnement de taux et donc pas de modification des comportements d’endettement).

6. Evolution de la dette publique : dérive de l’Espagne. La dette italienne est l’une des plus élevées de la zone euro : 1940 Mds d’euros, contre 2100 en Allemagne, 1840 en France et 840 en Espagne. Elle représente près de 22.5% de la dette de la zone euro, contre 10% environ pour l’Espagne. Entre 2000 et 2008, la dette italienne a progressé de 28% (34% pour l’Allemagne et 60% pour la France) contre 17% pour l’Espagne. En revanche, depuis la crise, elle a progressé de 14% en Italie, mais de plus de 70% en Espagne.

7. Créances douteuses : une « spécificité » espagnole. L’Italie a plutôt bien géré sa dette (publique et privée), ce qui n’est pas le cas de l’Espagne, notamment en ce qui concerne la dette publique et la dette des ménages.

La situation des banques est bien plus dégradée en Espagne que dans le reste de la zone. Les créances douteuses, de l’ordre de 10 à 15 Mds fin 2007, sont désormais proches de 300 Mds (incluant les actifs saisis).

Ajoutons à cela la très forte corrélation des créances douteuses à l’activité économique et à l’emploi et l’on comprend mieux les inquiétudes actuelles.

8. Deleveraging : l’Espagne mal placée. Les régions sont responsables des deux tiers de la hausse de la dette publique de l’Espagne. 75% du budget des régions sont dédiés à la santé et à l’éducation. En vingt ans, la dette des régions est passée de 4% de la dette totale à 20%. En quelques années, l’Espagne est devenue, après le Royaume-Uni et le Japon, le pays où la dette totale, exprimée en pourcentage du PIB est la plus élevée du monde industrialisé. Comme au Royaume-Uni d’ailleurs, elle a été multipliée par 2.5 en l’espace de 20 ans. Le cycle de deleveraging y est par conséquent le plus ample, avec en outre une politique d’austérité budgétaire et fiscale … autant de facteurs venant peser directement sur la croissance économique, l’emploi … En Italie, la dette des ménages et la dette des entreprises (financières et non financières) ne sont pas préoccupantes.

9. Marché immobilier espagnol : la baisse n’est pas terminée. Selon bon nombre d’estimations, le secteur de l’immobilier pourrait encore baisser de 15 à 25% en Espagne. La baisse a été de plus de 50% aux Etats-Unis, de 40% en Irlande, de 35% au Royaume-Uni, et de « seulement » 30% en Espagne.

10. Taux longs : quelle valeur d’équilibre ? Dire que les marchés financiers ont exagéré le risque de défaut de l’Esp1a3g0ne et de l’Italie, et que les spreads ne reflètent pas exactement la réalité de ces pays est une chose … chiffrer ces exagérations en est une autre. Si l’on prend pour métrique la prime de risque obligataire (écart entre le niveau des taux 10 ans – par exemple – et les anticipations à 10 ans de la croissance nominale du PIB (ou un proxy)), on obtient un taux 10 ans d’équilibre de 3% environ pour l’Espagne (1% de croissance potentielle réelle selon les estimations de la Banque d’Espagne (voir « An estimate of the potential growth of the Spanish economy », P. Hernandez de Cos, M. Izquierdo et A. Urtasun, Documentos Ocasionales n° 1104, Banco de España , 2011), auquel nous ajoutons 2% pour l’inflation) et de 3.5% environ pour l’Italie (contre respectivement 7% et 6.3% actuellement). La prime de risque reste bien plus élevée sur l’Espagne que sur l’Italie, mais cela reste totalement théorique, compte tenu des risques d’insolvabilité notamment. De toute façon, il nous semble évident que cette prime doit s’atténuer plus rapidement en ce qui concerne l’Italie. La surperformance de l’Italie sera d’autant plus forte que les dynamiques respectives actuelles se poursuivent. La plus faible solvabilité et le risque de défaut ne permettront pas un retour des taux vers le niveau qui prévalait avant-crise, et cela e8st encore plus vrai pour l’Espagne que pour l’Italie.

11. Comportement des non-résidents : un retrait plus prononcé envers l’Espagne. Que ce soit sur la dette italienne ou sur la dette espagnole, nous avons assisté à un repli graduel mais réel des investisseurs non-résidents.

C’est sur la dette espagnole que cette tendance a été la plus forte : la part des non-résidents dans la détention de la dette a chuté de près de 20 points (de 53% à 34%) contre 8 points de chute en Italie (de 43% à 35%). Les derniers chiffres montrent même une stabilisation pour l’Italie.

12. Crédibilité : l’Espagne a beaucoup de chemin à faire. En fait, la crédibilité relative des deux pays est clairement en faveur de l’Italie, ce qui explique la plus forte défiance des investisseurs à l’égard de l’Espagne, mais aussi la plus grande capacité à financer la dette publique en Italie.

13. Tensions sociales : le poids de l’austérité et du chômage. Les politiques de rigueur n’ont pas les mêmes conséquences en Espagne et en Italie. En Espagne, nous assistons à de réelles tensions sociales et à une véritable remise en question des politiques économiques menées par le gouvernement, ce qui n’est pas le cas en Italie. Les manifestations des « indignés » sont de plus en plus virulentes, une situation qui trouve ses justifications dans les politiques salariales, les décisions sur les retraites, le système de santé, les dépenses en matière d’éducation et bien évidemment dans l’état du marché de l’emploi (25% de chômage en général, et plus de 50% pour les jeunes). En Italie, la récession dégrade le marché de l’emploi (taux de chômage à près de 10%, et 35% pour les jeunes italiens) et les mesures de rigueur se succèdent, mais le tissu social est plus solidaire des actions menées.

14. Stabilité politique : un risque contrôlé en Italie. Rappelons que M. Monti, sénateur à vie, n’appartient à aucun parti politique. Il dirige un gouvernement de « techniciens » depuis la mi-novembre 2011, et il avait alors obtenu le plus important soutien jamais acquis lors d’un vote de confiance au parlement italien. Autrement dit, la stabilité politique est bien plus grande en Italie qu’en Espagne. Sauf que Mario Monti a tout récemment déclaré qu’il ne serait pas candidat aux prochaines élections législatives italiennes, prévues au printemps prochain. En d’autres mots, il ne sera sans doute pas reconduit à son poste après les prochaines élections … sauf si aucune majorité ne se dégage ou si les partis au pouvoir font appel à lui …

15. Besoins de financement : une dynamique peu favorable en Espagne. Compte tenu du niveau de la dette, les besoins de financement restent plus élevés pour l’Italie qui aura besoin de refinancer 380 Mds € en 2013 et 391 Mds en 2014 (respectivement 189 Mds et 179 Mds hors TBills), contre 232 Mds et 221 Mds pour l’Espagne (114 Mds et 102 Mds hors TBills). Rappelons simplement que les besoins de financement espagnols étaient encore plus faibles que ceux de l’Italie il y a à peine un peu plus de 5 ans, l’Espagne pouvant alors se prévaloir d’avoir une des dettes publiques (en euros, et en % du PIB) les plus faibles de la zone euro. La dynamique a bien changé depuis la crise financière.

16. Besoin d’aide extérieure : l’Espagne sera le prochain pays à demander de l’aide. Le modèle de croissance espagnol a fait long feu, et les difficultés s’accumulent : compétitivité, déficit courant, déficit budgétaire, explosion de la dette, récession, chômage, créances douteuses… L’Espagne ne peut pas résoudre ses problèmes seule et devra bientôt se résoudre à demander de l’aide extérieure. L’Italie n’en est pas là, loin s’en faut.

17. Perspectives de rating. Les deux pays, Espagne et Italie, sont encore « investment grade », contrairement à la Grèce, au Portugal et à l’Irlande qui ont graduellement glissé dans la catégorie « speculative grade ». Grèce et Portugal ne sont plus « investment grade » pour les agences de rating majeures, et l’Irlande ne l’est pas pour Moody’s.

L’Espagne est Baa3 chez Moody’s, BBB+ chez Standard & Poor‘s (perspective négative) et BBB chez Fitch (perspective négative), tandis que l’Italie est Baa2 chez Moody’s (perspective négative), BBB+ chez Standard & Poor’s (perspective négative), et A- chez Fitch (perspective négative). Les marchés sont désormais inquiets sur l’Espagne : elle n’est qu’à un cran du « speculative grade » chez Moody’s … et sans aide extérieure, il y a fort à parier que le rating de l’Espagne sera une nouvelle fois abaissé (c’est une dernière justification à la nécessité de faire appel à l’UE). L’Italie est en revanche en territoire mieux sécurisé, et il n’y a pas lieu de s’inquiéter actuellement sur son rating «investment grade».

Cela est important car en cas de résolution complète de crise, le repli des spreads souverains sera conséquent : ne plus être « investment grade » signifie – par définition – ne plus faire partie des benchmarks « investment grade » : une grande partie des investisseurs traditionnels ne peuvent plus miser sur le resserrement du spread en question, et ce souverain se retrouve en concurrence avec des entreprises « high yield » … avec des investisseurs différents, une plus faible liquidité, un financement de la dette sans doute plus complexe …

Au regard de tout ce qui précède, il est évident que la situation de l’Italie est bien meilleure que celle de l’Espagne. Le seul atout de l’Espagne apparaîtra lorsque ce pays fera appel à l’aide européenne. Le plan d’aide (synonyme cependant de poursuite de rigueur) activera la possibilité d’achats de papiers courts espagnols (jusqu’à 3 ans) de la part de la BCE.

Pour le reste, du moins à court terme, l’Espagne a encore de grands défis devant elle.

  • Statique vs dynamique : le stock de dette est plus élevé en Italie, mais la gestion de la dette et des déficits est l’une des meilleures (si ce n’est la meilleure) en Europe. En matière de finances publiques, l’Italie affiche même des résultats bien meilleurs que ceux de la France ou de l’Allemagne.
  • Liquidité vs solvabilité : l’Italie ne pose pas selon nous de problèmes en termes de solvabilité, mais le stock de dette peut faire craindre des difficultés de financement. Pour l’Espagne, dans les spreads contre l’Allemagne, il est bien question d’un risque de solvabilité.
  • Taux courts : L’Espagne pourrait bien être plus attractive que l’Italie… dès que la BCE annoncera des achats de papiers courts (conditionnés à la demande d’aide extérieure, la mise en place d’un plan de redressement …), mais cela aura sans nul doute un effet d’entraînement sur les taux courts italiens.
  • Taux longs : l’Italie est bien plus attractive que l’Espagne car sa solvabilité est nettement plus élevée.