La normalisation monétaire change de braquet en Inde

par Hervé Liévore, stratégiste chez Axa IM

La sortie de crise en Asie émergente est intervenue plus rapidement que dans le reste du monde et, à mesure que les taux de croissance observés convergent vers leur potentiel, la question de la fin des politiques économiques contra-cycliques se pose. L’accélération de l’inflation et du crédit au secteur privé depuis la fin 2009 rend en effet inéluctable le rétablissement de conditions monétaires « normales ». Le débat n’est pas de savoir si, mais plutôt quand et suivant quelles modalités opérer le resserrement. L’Inde vient de franchir le Rubicon en relevant ses taux directeurs de 25 pb, une décision certes attendue mais pas si rapidement.

L’inflation, un mal qui refait surface en Inde

Contrairement à la quasi-totalité des pays de la région, l’inflation s’est maintenue à des niveaux élevés en Inde même au plus fort de la crise et en dépit de la chute du coût des matières premières. L’an dernier, aucun des différents indices de prix à la consommation1 n’a cru de moins de 8% en glissement annuel, et ce alors même que les prix de gros baissaient au troisième trimestre.

D’un point de vue purement comptable, les prix alimentaires constituent, de loin, la première cause d’inflation, y compris en matière de produits manufacturés (dont la composante alimentaires représente 11%). De même, les prix des carburants ont suivi la remontée des cours de marché. L’inflation est donc indéniablement tirée par les couts, ce que la Banque de Réserve d’Inde (RBI) avait clairement identifié au cours de ses précédents comités de politique monétaire. En revanche, pour les produits manufacturés moins exposés aux matières premières et ou les gains de productivité permettent d’amortir la hausse des couts d’approvisionnement, les prix demeurent extrêmement raisonnables. Par exemple, les prix de gros des machines et biens d’équipement fluctuent depuis décembre dans une fourchette comprise entre 0% et +1% en glissement annuel, bien loin de l’évolution explosive observée à un niveau plus agrégé.

On voit bien que les seuls facteurs de coûts influencent les prix relatifs, ce qui n’est pas la même chose qu’une remontée des tensions inflationnistes. La contestabilité des marchés implique que le choc lié aux matières premières est par définition temporaire, que ce soit pour l’énergie ou les produits alimentaires. La permanence de l’inflation en Inde nous semble reposer davantage sur d’autres éléments, qu’il faut chercher du coté de la demande.

L’excès de demande joue un rôle majeur

Au cours de son histoire, comme tout pays en phase de rattrapage économique (à l’exception notable de la Chine), l’Inde a été confrontée à une inflation élevée, souvent à deux chiffres, phénomène longtemps aggravé par la stratégie de développement adoptée dans les années 60, 70 et la première moitié des années 80, centrée sur la substitution aux importations et le contrôle de la gestion des entreprises. Au regard des prix à la consommation, la période 2000-2006 est plus une exception que la règle, avec des hausses de prix n’excédant pas les 5% à 6% par an sur la période. 

Le faible niveau d’inflation durant cette période a coïncidé avec une situation inédite dans l’histoire du pays : un excédent extérieur (surplus du compte courant entre 2001 et 2005). L’Inde avait sûrement réussi à mieux maîtriser ses coûts et développer une force exportatrice compétitive. Mais à partir de 2006, on observe un retour à l’équilibre puis, en 2009, à un déficit extérieur. La montée du prix du pétrole, mais surtout l’effondrement de l’économie mondiale y ont contribué.

Néanmoins, ce retournement s’explique aussi par la force du plan de relance gouvernemental, qui peut s’être avéré trop stimulant et avoir ainsi contribué à générer les pressions inflationnistes actuelles.

En effet, au cours des quatre trimestres qui ont suivi la faillite de Lehman Brothers, le volume des dépenses courantes des administrations publiques s’est accru de 22%, contre seulement 4% lors de l’exercice 2006-07, et une partie de la reprise de l’investissement depuis le printemps 2009 repose sur les commandes publiques. Ce rôle de la puissance publique transparaît également dans les contreparties de la masse monétaire. Alors que la croissance des crédits au secteur privé ralentissait de 25% par an en tendance en 2008 à 10% fin 2009, les crédits bancaires au gouvernement indien bondissait de moins de 10% à 50% au premier semestre 2009.

En même temps, il faut noter que, contrairement à ce qui prévalait avant la crise, la contribution des réserves de change à la hausse de la masse monétaire est quasi nulle depuis un an et demi.

Que peuvent faire les autorités monétaires ?

Dans ce contexte de déséquilibres essentiellement liés a la mise en œuvre des politiques contra-cycliques et de hausse du prix des matières premières, est-il opportun de durcir la politique monétaire ? Le crédit au secteur privé n’en ait qu’au début de sa reprise et, en termes réels, il stagne toujours. De plus, la consommation des ménages croit toujours moitié moins vite qu’avant la crise.

C’est plus sur le plan des anticipations d’inflation que la banque centrale peut agir, et c’est précisément sur ce point que la RBI a mis l’accent dans son communiqué, justifiant une décision prise un mois avant la date prévue pour le prochain comité de politique monétaire. La banque centrale a estimé que les mesures quantitatives de réduction des liquidités sur le marché interbancaire ne permettraient pas d’atteindre cet objectif et qu’une mesure plus visible s’imposait. Le recul de l’activité dans le secteur agricole au 4T, suite aux précipitations insuffisantes durant la dernière mousson, risque en effet de retarder le ralentissement des prix alimentaires, alors que les différents indices hors alimentation sont en pleine phase d’accélération. Il fallait donc agir, et vite.

Nous estimons que les pressions inflationnistes devraient se réduire d’ici la fin d’année dans la mesure où les priorités budgétaires évoluent vers la maîtrise du déficit (le budget table sur un déficit de 5,5% contre 6,7% estimé pour l’exercice courant) avec, à la clé, une consommation publique moins robuste, alors que l’investissement productif se renforce et que la consommation privée conserve un rythme assez stable.

En conséquence, le resserrement monétaire devrait rester mesuré pour ne pas peser trop lourdement sur le secteur privé, l’essentiel de l’ajustement provenant de la politique budgétaire. 

Conclusions

Il est probable que la RBI relève de 25pb supplémentaires ses taux directeurs lors du comité de politique monétaire d’avril vu la faible ampleur de la hausse intervenue en mars. En juillet et octobre, deux autres hausses sont également prévisibles pour ramener progressivement les taux réels vers l’équilibre. Fin 2010, le taux repo se situerait ainsi à 5,75%. En revanche, il est peu probable que le taux des réserves obligatoires soit relevé en avril afin de ne pas pénaliser le gouvernement au début de son programme d’émission pour l’exercice fiscal qui débutera le 1er avril.

Au total, un ajustement monétaire modeste est peut être nécessaire pour mieux ancrer l’anticipation d’inflation, mais c’est du côté d’un peu plus de rigueur budgétaire qu’il faudra regarder pour s’assurer que s’apaisent les tensions sur la demande.

NOTES

  1. Il existe quatre indices de prix à la consommation en fonction de la résidence et de l’activité du chef de ménage (industriel, urbain non manuel, rural et agricole)