Le nombre d’interlocuteurs crédibles se réduit

par Philippe Waechter, directeur de la recherche économique, et Olivier de Larouzière, directeur de la gestion obligataire euro chez Natixis Asset Management

Fait nouveau depuis deux semaines, le nombre d’interlocuteurs crédibles dans la crise actuelle s’est considérablement réduit. C’est ce que reflète l’écartement des spreads constaté pour l’ensemble des pays de la zone euro par rapport à l’Allemagne. Depuis 15 jours, c’est en effet au tour de pays réputés sûrs (comme l’Autriche, la Finlande, voire même les Pays-Bas), de voir le rendement de leur dette progresser à l’égard du Bund.

C’est une situation inédite par rapport à toutes les situations antérieures, y compris pour la Hollande qui avait par le passé un statut particulier. En 1982, lors de l’ajustement du système monétaire européen (SME), toutes les parités de change avaient bougé, sauf celle des Pays-Bas. Même chose en 1992, lors de la crise du SME. Il y a donc un caractère particulier à voir l'écartement du spread de la Hollande, traduisant la spécificité de l'Allemagne dans les discussions et les négociations actuelles. Du côté des pays plus fragiles, l’Espagne a été de nouveau attaquée par les marchés, qui avaient pourtant été jusqu’à présent complaisants à l’égard du souverain du fait de la vigueur de sa réaction politique.

Au final, il ne reste plus que deux acteurs dans cette crise. Les autres n’ont plus qu’un rôle consultatif, fort mais a priori moins décisionnel.

  • Le premier acteur est l’Allemagne, qui souhaite trouver des solutions à la crise actuelle dans une révision des traités, ce qui demandera au mieux deux ans. Les nouvelles orientations des traités devraient favorisant alors une plus grande coordination et une plus grande coopération entre les politiques économiques. Tout ceci est important mais prend du temps.
  • Le second acteur est la BCE, qui pour l'instant n'est pas très proactif et qui se refuse à acheter de la dette en quantités suffisantes pour éteindre l’incendie. Les achats qui sont faits chaque semaine ne participent pas à un programme prédéterminé.

Autrement dit, aucun des deux seuls acteurs encore crédibles n’est prêt à prendre (ou à assumer politiquement) les mesures d’urgence et forcément non orthodoxes qu’impose la situation. Ils laissent donc les autres exécutifs européens trouver les solutions pour tenter de gérer ce dilemme insoluble : redresser la croissance tout en stabilisant, réduire les déficits publics voire susciter une décrue de leurs taux d’intérêts à long terme. Ce dilemme est particulièrement complexe pour l’Italie, dont la croissance est tombée à 0 % et dont le coût de financement, autour de 7 %, pourrait ponctionner une grande partie des efforts budgétaires qui doivent être entrepris par le nouveau gouvernement de Mario Monti. Concernant la France, Moody’s estime à 3 milliards € le coût pour les finances publiques d’un renchérissement de 100 points du rendement de l’OAT (sur un exercice), même si l’exécutif fait la sourde oreille face à ces problématiques. 

Comment ont évolué les positions des investisseurs ?

Nous sommes dans un marché de flux, déconnecté des fondamentaux macroéconomiques, où les investisseurs à long terme cherchent à réduire le risque coûte que coûte et désertent progressivement les adjudications. C’est le cas des banques, qui se déléveragent à l’approche de la fin de l’année. Et les assureurs, dont un grand nombre cherche à sauver ce qui peut être encore sauvé en diluant progressivement leurs expositions obligataires traditionnelles au profit du seul cash (quitte à se désengager de l’Allemagne).

Natixis AM garde un profil défensif de ses portefeuilles. Nous restons neutres sur l’Espagne, l’Autriche, les Pays- Bas, et la France avec une légère surexposition sur l’Allemagne.

Quelle est la position de la BCE ?

Au vu de l’urgence et de la gravité de la situation, un acteur doit prendre le pouvoir à court terme afin de modifier la trajectoire de l'économie. Dans la lignée de toute la littérature économique publiée sur les situations de crise, l’économiste John Williamson nous enseigne que ce type de phase nécessite des réactions politiques très rapides, quitte à bousculer l’orthodoxie économique et les mandats institutionnels. Et compte tenu de la désertion des acheteurs traditionnels, la BCE est l’unique institution à disposer des marges de manœuvres nécessaires pour redresser la trajectoire macroéconomique de la zone. Ceci pour une raison simple : c’est la seule à pouvoir créer de la monnaie et à prendre à son compte le risque dont les investisseurs veulent se désengager.

Quoi qu’on en dise, les plans d’assouplissement quantitatifs de la Fed (QE) ont été une réussite. S’ils ne sont pas parvenus à redresser la croissance économique vers sa tendance de long terme, ils permettent à l’État de se refinancer aujourd’hui à seulement 2 %, malgré une situation budgétaire historiquement dégradée. En dépit de cette évidence, le premier discours de Mario Draghi en tant que Président de l’institut d’émission a revêtu des accents très "trichetistes" et prétexté la crédibilité de la BCE en matière d’inflation pour ne pas racheter plus de dettes sur le marché (préférant gonfler la masse monétaire via les banques).

Mais cet argument inflationniste de la BCE ne résiste pas à la réflexion. Nous ne sommes pas dans la configuration hyperinflationniste de l’Allemagne en 1923 et nous ne sortons pas d’une guerre mondiale. Pourtant élevées, les sommes en jeu dans les différents plans de quantitative easing de la Fed restent limitées par rapport aux montants émis alors. Une question peut dès lors être soulevée : l’inflation est-elle même un enjeu ? Nous sommes aujourd’hui dans un environnement plutôt déflationniste, qui milite pour une inversion des priorités. La politique ultra-accommodante menée par la Fed depuis plusieurs années n’a d’ailleurs eu qu’un impact marginal sur l'évolution des prix. Même constat au Royaume-Uni, dont la hausse de l’inflation depuis quelques mois reflète davantage les relèvements successifs de TVA opérés en 2010 et en 2011, que les effets réels de la politique d’achat de dette publique britannique par la Banque d’Angleterre.

Quel est le sens de la révision des traités demandée par Angela Merkel ?

En demandant une révision des traités, Angela Merkel milite pour une meilleure coordination des environnements économiques et budgétaires. Mais, cette révision exigerait l’approbation a minima des parlements des 17 pays de la zone euro. Cela risque donc de prendre du temps, au moins deux ans, alors que les trajectoires macroéconomiques des pays de la zone divergent aujourd’hui brutalement. Entre temps, certains pays risquent donc de décrocher et éventuellement de trouver des incitations à sortir de la zone. Celle-ci deviendrait dès lors un espace économique plus cohérent (c’est d’ailleurs peut-être le souhait d’Angela Merkel). À ce titre, rien ne permet de savoir à ce stade si l’Italie, voire la France, en feront partie.

Comment risque d’évoluer la situation à court terme ?

Faute de décision suffisamment radicale et ambitieuse de la part de la BCE ou de l’Allemagne, les turbulences se poursuivront sur les marchés tant que ceux-ci n’auront pas atteint leur point de rupture. Et cela pourrait prendre du temps. Car d’une part, peu d’adjudications sont attendues dans les semaines à venir. D’autre part, les émetteurs les plus fragilisés continueront d’emprunter tant qu’ils trouveront une contrepartie lors de leurs adjudications, quelles que soient leurs conditions de financement.

De ce point de vue, le fait pour l’Italie d’emprunter 7 % est certes douloureux pour les finances publiques, mais ne constitue pas un point de scission en soi. Seule l’insuffisance de la demande par rapport à l’offre lors de ses adjudications le serait.

Paradoxalement, le principal espoir serait que la croissance allemande, récemment révisée en baisse à 0,5 %/1 % par la Bundesbank, soit à ce point pénalisée par l’environnement récessif de ses voisins (et clients), que le pays soit obligé de revoir sa position. Un autre espoir pourrait provenir d’une alternance politique en Allemagne au profit du parti social-démocrate et des Verts, réputés plus pro-européens. Mais une fois encore, ces scénarios risquent de prendre du temps. Un temps que nous n’avons plus.