Le risque souverain est-il correctement évalué par les marchés ?

par Laurence Chieze-Devivier, stratégiste chez Axa IM

L’ampleur de la crise financière actuelle est sans précédent, égalant sans doute celle des années 30. Néanmoins, les réponses qui y ont été apportées cette fois-ci sont différentes, avec une impressionnante réactivité des politiques économiques qui a permis à l’économie mondiale de sortir de cette profonde récession et aux actifs risqués de fortement rebondir. Parallèlement, les marchés obligataires ont ajusté les primes de risques des dettes publiques souveraines, évaluant différemment les économies européennes. Nous nous demandons si le marché a correctement mesuré les situations des pays européens.

Pour répondre à cette question, nous avons développé un classement macroéconomique pour une douzaine de pays, principalement de la zone euro, afin d’évaluer leurs fragilités et points forts respectifs. Nous comparons ensuite ces résultats aux spreads actuels entre les taux des obligations d’Etat et leur référant, le Bund à 10 ans.

Choix des indicateurs

Identifier les « bons » indicateurs peut prêter à discussion. Toutefois, nous croyons pouvoir sélectionner une série de variables pertinentes, révélatrices des forces et faiblesses relatives de chacun. Nous avons sélectionné des variables permettant d’estimer le potentiel de croissance économique et les équilibres/déséquilibres financiers de ces pays (chaque variable est comparée à la moyenne pondérée de la zone).

Pour la croissance potentielle, nous avons retenu deux indicateurs : la productivité et le taux de croissance de la population. La croissance potentielle fait référence au niveau le plus élevé de production qui peut être atteint de manière soutenable à long terme. Nous utilisons la croissance de la productivité d’avant crise (moyenne 2000-2007, données OCDE). En ce qui concerne la démographie, nous avons utilisé les taux de croissance de la population de la Banque Mondiale (moyenne 2000-05).

Par ailleurs, nous avons essayé d’estimer la capacité de chaque pays à bénéficier de la mondialisation, via les exportations. Nous avons observé l’exposition de chacun de ces pays à l’Asie émergente en forte croissance, qui semble aujourd’hui tirer la reprise mondiale. Nous utilisons le poids des exportations vers l’Asie en points de PIB (Eurostat). Ceci permet d’ajouter un biais cyclique à notre classement, soulignant quels pays pourraient bénéficier de la reprise actuelle.

Pour les équilibres financiers, nous étudions tant la dette publique que privée. Pour cette dernière, nous utilisons les données les plus récentes (2T09, Eurostat en % du PIB). Pour les ménages, nous disposons aussi du taux d’épargne (% du revenu disponible, OCDE). Pour les finances publiques, nous incluons les déficits budgétaires et les dettes publiques. Ici, nous utilisons nos prévisions pour 2010, tant pour le déficit public que pour le ratio de la dette d’Etat (en % du PIB), en tenant compte des plans de relance et des programmes de sauvetage des banques (prévisions AXA IM et Commission Européenne).

De plus, la balance des paiements courants nous permet d’estimer les besoins de financement vis-à-vis de l’extérieur (en % du PIB, Eurostat).

Principaux résultats du classement économique

La démographie est un facteur négatif en Europe, en particulier pour l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche et la Grèce.

La France, le Portugal, la Finlande et l’Irlande ont ici un avantage relatif. La croissance de la productivité est très variable d’un pays à l’autre (de 0,1% en Espagne et en Italie, à 2,8% en Grèce). 

Toutefois, à l’avenir les gains de productivité risquent d’être particulièrement affectés par la crise. Les pays où le poids de l’immobilier et/ou des services financiers est élevé, pourraient souffrir d’une perte durable de croissance potentielle. Il est difficile, en tous cas, à ce stade, d’estimer l’impact de la crise sur la productivité future. Le poids des exportations vers l’Asie a légèrement augmenté, de 1% du PIB en 2000 à 1,3% en 2008. En Allemagne, en Belgique, en Finlande et en Irlande, elles comptent aujourd’hui pour près de 2% du PIB.

Ces facteurs contribuent au potentiel de croissance de chaque pays. Pour l’heure, l’Irlande se place au premier rang, en raison de ses gains passés de productivité (qui pourraient être remis en question à l’avenir), alors que la France est en troisième position grâce à la croissance de sa population. A l’inverse, l’Allemagne, avec sa démographie négative n’arrive qu’en huitième position.

Pour les pays à dette privée élevée, le processus de désendettement à réaliser est considérable. Il a commencé pour les ménages et les entreprises non-financières en Irlande depuis le 2T09, alors que ces ratios se sont stabilisés au Portugal et au Royaume-Uni.

La mise en place des plans de sauvetage des banques et de relance vont entraîner une dégradation massive des finances publiques en 2009 et 2010. Le déficit public en zone euro passera ainsi de 1,8% du PIB en 2008 à 6% en 2010. Parallèlement, la dette publique augmentera de 66% à 85% en 2010, ce ratio dépassant les 115% du PIB en Italie, en Grèce et en Belgique. Les déséquilibres des comptes courants ont été partiellement corrigés, avec des baisses des déficits en Espagne, au Portugal et en Grèce et une légère réduction du surplus en Allemagne. Toutefois, dès l’amorce de la reprise, les déséquilibres devraient de nouveau augmenter. Le classement basé sur les critères financiers, privés et publics sont très différents des résultats du seul diagnostic de « croissance » : l’Irlande arrive en dernier, après le Portugal, le Royaume-Uni et l’Espagne.

Au total, le classement macroéconomique favorise les « petits » pays comme la Finlande, l’Autriche, les Pays-Bas et la Belgique. Malgré un bas niveau de dette privée et un important solde des paiements courants, l’Allemagne est désavantagée par sa démographie. La France se classe moyennement bien avec des niveaux de dette privée et publique élevés. Parmi les économies les moins bien placées, on retrouve le Portugal, l’Espagne, l’Irlande, le Royaume-Uni et l’Italie, du fait de l’ampleur des déséquilibres financiers.

Classement économique et spreads actuels

Les taux nominaux ont augmenté entre la fin 2008 et le printemps 2009. Ils se sont quelque peu normalisés depuis, mais conservent des spreads élevés par rapport à leurs moyennes historiques. Cet élargissement des écarts date du déclassement de certaines dettes souveraines (espagnole, grecque, portugaise et plus récemment irlandaise). Les niveaux de spreads actuels paraissent chers pour le Portugal et l’Espagne (sous la courbe de tendance), alors que l’Irlande et la Grèce semblent bon marché (au dessus de la courbe).

D’après notre classement, en dixième position, la dette espagnole présente un risque, avec un spread relativement faible (50pdb). Les finances publiques s’y sont fortement dégradées, même si l’Espagne reste l’un des seuls membres de l’UEM à maintenir sa dette sous les 60% imposés par Maastricht. Le défi est de freiner les déficits dans ce contexte de faible croissance économique. Le Portugal semble mieux performer, en termes de croissance potentielle (ses gains de productivité et sa croissance démographique sont supérieurs à ceux de l’Espagne), mais cela n’a pas été confirmé par la croissance réelle dans le passé récent. La dette privée est également élevée. Le gouvernement portugais se préoccupait essentiellement de maintenir la balance primaire en excédent (à peine 0,4% en moyenne récemment). En conséquence, la dette publique ne s’est que peu réduite et le spread actuel nous paraît faible.

Quant au spread de 129pdb de la Grèce, notre classement indique un possible rétrécissement. Il s’agit toutefois d’un « petit » pays au marché obligataire peu liquide.

Précédemment, les gains de productivité réalisés étaient élevés et le solde prime excédentaire. Une accélération du potentiel de croissance est donc encore possible.

A 150pdb, le spread irlandais est très élevé par rapport à sa moyenne historique de 3pdb (même négatif en 2006 comparé au Bund). Nous prévoyons une hausse de la dette publique au delà de 85% du PIB en 2010 (en incluant une partie des actifs repris par la National Asset Management Agency – structure de défaisance). Le problème pourrait venir d’un changement structurel de l’économie irlandaise, qui doit faire face à la réduction de la taille de son secteur financier et de la construction, de nature à freiner l’activité durablement. Dans ces conditions, il devient difficile de corriger le déficit public (14% du PIB en 2010) sans réduire les dépenses, ce qui pèse à son tour sur l’activité. Ceci dépend de la capacité du gouvernement à générer un excédent primaire (+3,7% en moyenne dans les années 90-2000). L’Irlande arrivera probablement à réduire son déficit public, le gouvernement ayant annoncé que la baisse des dépenses (salaires du secteur public et allocations sociales) formerait la majeure partie de l’ajustement de 2010, même si quelques hausses d’impôts sont prévues. Considérant l’ampleur du choc subi par l’économie irlandaise, son spread est probablement plus risqué que celui de la Grèce.

Le spread italien étant au-dessus de la ligne de régression, son rétrécissement est-il vraiment envisageable ?

A l’évidence, l’Italie a été moins exposée à la crise financière.

Toutefois, au vu de sa dette publique élevée et de sa médiocre performance économique (quatre récessions depuis 2000), nous estimons que le spread souverain italien restera sans doute élevé.

Conclusions 

En Europe, l’ampleur de la crise et son impact varient d’un pays à l’autre, rendant utile l’exercice d’évaluation de ces économies. Notre classement tente de rendre compte des faiblesses et points forts relatifs des économies européennes, en sélectionnant un nombre réduit de variables (potentiel de croissance, évaluation financière privée et publique).

Selon notre hiérarchie, la Finlande arrive en tête (la plus robuste) et le Portugal et l’Irlande bons derniers. Relativement aux spreads actuels, il nous semble que les risques sur la dette irlandaise sont surestimés, alors que ceux sur l’Espagne sont sous-estimés.

Au fur et à mesure de la matérialisation de l’impact de la crise sur la croissance potentielle des économies, nous pourrons affiner notre évaluation.

En tous cas, les fortes disparités au sien de la zone attestent d’un besoin de coordination, afin d’empêcher d’éventuelles ruptures au sein de l’Union.