L’Europe et la croissance : établir la connexion

par Alexander Darwall, gérant du fonds Jupiter Global Fund European Growth

C’est une vérité universellement reconnue qu’un gouvernement isolé et pourvu d’un large déficit a besoin d’une banque centrale. Mais tandis que la Réserve Fédérale américaine et la Banque d’Angleterre sont libres d’agir, l’autonomie de la Banque Centrale Européenne est entravée par ses dirigeants politiques.

Les récentes actions de la BCE ont eu beau sauver la monnaie unique de l’implosion, ils n’ont rien fait pour régler le problème sous-jacent de la faible croissance. L’austérité ne fera qu’empirer les choses puisque le Traité de Lisbonne limite les déficits à 3% – bien trop faible pour tirer les économies de la récession en contrebalançant le désendettement du secteur privé.

Heureusement, un secteur public faible n’implique pas forcément que le secteur privé le soit aussi. La croissance doit absolument être trouvée mais il faut aller la chercher au-delà des frontières européennes.

Quand on lui demanda pourquoi il dévalisait des banques, le célèbre voleur Willie Sutton aurait répondu « parce que c’est là que se trouve l’argent.» Avec le même principe, beaucoup d’entreprises européennes, frustrées par les opportunités limitées sur le sol domestique, se sont tournées vers l’international car c’est là que se trouve la croissance. Elles doivent leur succès, du moins en partie, à l’héritage des colonies européennes à travers le monde.

Celui-ci a permis de tisser des liens culturels et une compréhension mutuelle favorables à de bonnes relations commerciales, avantages dont ne peuvent pas directement profiter les entreprises américaines qui ne disposent pas du même historique. Mais les liens avec l’étranger, bien qu’importants, ne sont pas suffisants. Les meilleures entreprises font usage de la technologie pour créer de nouvelles niches dans un monde globalisé et cherchent ensuite à les dominer.

Le mouvement inéluctable vers un monde digital est en train de créer d’immenses changements dans la manière dont s’effectuent les paiements. Prenons par exemple Edenred, société française dont l’activité se situe dans le secteur plutôt obscur et fragmenté des titres prépayés pour les employés. Elle fournit aux entreprises des moyens d’accroître les avantages sociaux de leurs salariés (par exemple, avec des titres déjeuners ou des titres « garde d’enfants ») en les exonérant du paiement de cotisations sociales et patronales, réduisant ainsi les coûts. Edenred facture des frais aux entreprises à l’émission des titres mais ne rembourse les commerçants que quelques deux mois après leur utilisation, se créant ainsi de la trésorerie génératrice de revenus. Enfin, jusqu’à 1% des titres sont perdus ou expirent, source d’un petit profit complémentaire.

Bien que l’avènement du digital raccourcisse le cycle du titre, il réduit aussi les coûts d’impression et de distribution tout en augmentant les opportunités de se développer auprès des PMEs. Et il existe encore des opportunités inexploitées de création de titres en matière de dépenses d’éducation, de carburant ou de gestion.

Dans la dernière décennie, Edenred a réussi à augmenter son volume d’émissions de 10.5%1. Les pays dans lesquels la distribution digitale prévaut, comme le Brésil, ont le taux de pénétration le plus élevé. Il y a donc encore beaucoup d’opportunités de croissance sur les marchés des principaux pays européens. L’inflation va rester élevée dans les pays émergents, et cela va permettre à Edenred d’accélérer son rythme de croissance via une augmentation de la valeur faciale de ses titres. Avec une présence dans 40 pays, Edenred est le leader mondial d’une industrie structurellement croissante, et qui dispose de fortes barrières à l’entrée. Deux tiers des profits proviennent des marchés émergents, avec une croissance exceptionnelle en Amérique Latine.

Un dicton anglais dit que « les fous se ruent là où les anges n’osent pas s’aventurer », mais quand ils se précipitent, les anges peuvent faire du bon travail. Ainsi, étant donné que les banques, qui se sont un peu trop dispersées, ne remplissent plus leur rôle traditionnel de prêteur aux PMEs, des opérateurs plus petits et plus agiles ont le potentiel pour tirer profit de cette niche non satisfaite. Selon nous, un de ces opérateurs est Grenkeleasing qui loue du matériel de bureau peu coûteux (en moyenne autour de 8 000 euros2) à des petites entreprises via des détaillants. C’est un marché en croissance. En constituant un réseau fidèle de détaillants et en utilisant une base de données de crédits sur-mesure qui réduit significativement les risques pour le détaillant de perdre un client, Grenkeleasing a bâtit de solides barrières à l’entrée. Et comme les contrats pris individuellement sont petits et fragmentés, les clients n’ont pas le pouvoir de négocier ni les prix ni les termes des contrats, comme c’est souvent le cas avec des contrats plus importants.

Offrir financement et outils de scoring à des franchisés ayant la connaissance locale nécessaire pour ouvrir de nouveaux marchés : voici la recette d’une expansion réussie à peu de risque. S’il trouve le succès, le franchisé est alors racheté après 5-7 ans et la base de données est maintenue. Grenkeleasing s’est installé récemment au Brésil et semble décidé à trouver une croissance substantielle via la conquête d’autres pays d’Amérique du Sud.

L’avancée vers le digital est présente partout. Les marges des compagnies aériennes sont peut-être plus étroites que l’espace entre les rangées de sièges en classe économique, mais les entreprises alliées aux compagnies aériennes se portent très bien. Au début de l’ère d’internet, le mantra de la désintermédiation avait décrété que les voyageurs achèteraient leur billet d’avion directement sur les sites des compagnies d’aviation. Elles ont donc renoncé à leurs systèmes de réservation classiques et ont coupé les commissions des agences de voyages. Air France, Iberia et Lufthansa ont vendu leur part d’Amadeus, le plus grand système de réservation centralisé ou global distribution systems (GDS). Mais les agences de voyages, privées de leur commission, sont rapidement devenues dépendantes des compagnies comme Amadeus pour leurs opérations de back-office et pour une part des frais de réservation. Même les compagnies low cost, comme easyJet ont été obligées d’utiliser un GDS, étant donné que les entreprises qu’elles ciblaient passaient par des agences de voyages spécialisées pour réserver les voyages d’affaires de leurs collaborateurs.

Les lourdes dépenses informatiques requises par un GDS poussent les compagnies aériennes à s’appuyer sur des spécialistes externes, conférant à ces derniers une position encore plus dominante et érigeant de sérieuses barrières à l’entrée du secteur de la distribution de billets d’avion. Leur croissance ne vient pas seulement de la croissance séculaire du voyage aérien mais aussi du gain de parts de marché. La réservation de billets de train, d’hôtel ou de location de voiture sont autant d’opportunités de plus.

Le digital est en train de modifier la manière dont nous achetons et celle dont nous payons. Un volume toujours croissant de livres, de films, de musique, de denrées alimentaires et de vêtements sont achetés en ligne, preuve du changement inéluctable vers le e-commerce. Et tout cela doit être payé. La croissance du marché du paiement en ligne européen est estimée à 12% par an pour les quatre prochaines années. Le marché asiatique est encore plus actif. Par exemple, le gouvernement chinois prévoit de quadrupler les ventes en ligne de la République d’ici 20153, c'est-à-dire une croissance de plus de 40% par an.

A l’instar des entreprises comme Amadeus qui sont positionnées entre les clients et les compagnies aériennes, les sociétés de paiement en ligne le sont entre les commerçants et les banques de leur clientèle. C’est le cas du porte-monnaie électronique de Paypal, des terminaux de paiement d’Ingenico ou des plates-formes qui proposent toute une gamme de solutions pour le paiement en ligne et la gestion des risques. Nous pensons que Wirecard est la plus intéressante de ces plates- formes.

Les banques facturent généralement entre 1 et 3% aux entreprises pour procéder aux transactions par cartes de crédit et les opérateurs de paiement en ligne négocient leurs frais avec la banque. Wirecard est un des rares opérateurs ayant sa propre licence bancaire. Cette différence lui permet de proposer des services bancaires profitables avec une gamme plus large de moyens de paiement. Bien que Wirecard n’accepte pas les dépôts comme les banques traditionnelles, cette structure émet des cartes prépayées en marque blanche, pour les clients qui souhaitent disposer d’une carte prépayée pour leurs voyages à l’étranger, par exemple. Comme pour les titres d’Edenred, c’est plutôt profitable puisque payé d’avance.

En plus de bénéficier d’une croissance séculaire en Occident, Wirecard a également signé des accords en Chine. Un premier avec le seul réseau autorisé à traiter les transactions domestiques en renminbi et un autre avec une plateforme qui propose aux négociants internationaux un accès au marché chinois. En faisant ces alliances, Wirecard a trouvé une source abondante d’opportunités de croissance.

L’internationalisation de bon nombre d’entreprises européennes est plus prometteuse que jamais. Dans leur situation, la demande reste robuste grâce à leurs perspectives structurelles de croissance. Le contexte économique actuel est un excellent test pour ces business models.

NOTES

  1.  “One way ticket to LatAm”, BPI Equity Research, p18 2.8.12
  2.  “The champion of leasing” Berenberg Capital Markets Equity Research p10 31 July 2012
  3.  “An e-buy on e-payment” Natixis Equity Research p1+p18, 15 June