Pays industrialisés : une économie contrainte

par Philippe Waechter, directeur de la recherche économique de Natixis Asset Management

La politique budgétaire a eu un rôle majeur durant la crise. Elle s'est substituée à la dépense privée évitant ainsi une chute plus profonde de l'activité qui se serait traduite par une hausse insupportable du chômage. Cette stratégie a été efficace. La crise économique, financière et bancaire, qui était a priori de grande ampleur, n'a eu qu'un impact négatif limité sur le niveau de l'activité et sans commune mesure avec ce qui avait été observé au début des années 30. Ce parallèle historique des crises était la crainte majeure, notamment aux Etats-Unis, à l'automne 2008. Il fallait donc agir rapidement et avec vigueur pour éviter une telle situation.

Activisme budgétaire anti-crise et déficits

La contrepartie de cet activisme est l'apparition de déficits publics considérables avec, comme corollaire, une forte augmentation de la dette publique.

Cette dynamique est souhaitable et acceptable tant que l'activité économique apparaît fragile et que la crédibilité des gouvernements qui les mettent en place n’est pas affectée.

En dépit d'exemples souvent évoqués du passé (1937-38 aux Etats-Unis) suggérant de se "hâter lentement" dans l'inversion de ces stratégies, il faudra rapidement songer à la façon de les gérer.

En effet, deux questions se posent :

  • les signaux d'amélioration du cycle économique incitent à limiter le soutien budgétaire (ce point est encore discutable compte tenu des fragilités de la reprise notamment en Europe) ;
  • cependant, et c'est le second aspect, la dette publique exprimée en pourcentage du PIB est désormais très élevée, limitant les capacités d'intervention des Etats en cas de nouveau choc négatif sur l'activité. 

Un troisième point, en lien avec le changement de structure de la population, doit ici être évoqué en complément de ces deux interrogations : le vieillissement de la population et le financement des retraites qui en résulte vont également venir affecter le profil des finances publiques.

Politiques budgétaires : un revirement vital

L'inversion de tendance sur la dette publique passe par un changement radical des politiques budgétaires. La prise en compte de la dette passée, mais aussi de l'inertie des finances publiques et des échéances à venir sur les retraites, obligera à prendre des mesures radicales pour stabiliser puis réduire le rapport de la dette publique sur le PIB.

Pour y arriver, il faudra repenser la politique budgétaire afin de dégager durablement un solde budgétaire primaire excédentaire(1). La difficulté réside dans les deux termes : "durablement" et "excédentaire". Dans un rapport publié en mars 2010, la Banque des Règlements Internationaux (BRI) indique des ordres de grandeurs pour plusieurs pays industrialisés. En se basant sur des hypothèses de croissance, de taux d'intérêt sur la dette publique et sur divers éléments (structure de la population etc.), les auteurs s'interrogent sur la stratégie à mettre en place, à partir de 2011, pour être capable de revenir au niveau d'endettement de 2007.

L'inertie des finances publiques implique qu'il est malaisé d’infléchir rapidement et durablement l'orientation des finances publiques sous un angle plus restrictif. Il faut donc du temps pour que la situation se stabilise avant de s'inverser.

À titre d'illustration, le cas de la France est intéressant. Les auteurs partent des projections faites fin 2009 par l'OCDE sur le solde primaire à horizon 2011. Celui-ci se situait à – 5,1 %(2). Avec ce point de départ (et tout en s'appuyant sur des hypothèses liées à la croissance potentielle de l'économie française et à l'évolution de la structure de la population), le rapport indique qu'il faudrait un solde budgétaire primaire excédentaire moyen de 2,8 % sur une période de 20 ans pour retrouver le taux d'endettement de 2007. Si l'on souhaite réduire cette période d'ajustement, alors l'effort à consentir est bien supérieur. Dans le cadre de l'exercice mené par la BRI, le surplus passerait à 7,3 % sur une période ramenée à 5 ans.

Ce qui est évoqué ici pour la France l'est aussi nécessairement pour les autres pays industrialisés. À titre d'exemple, le solde primaire à dégager aux Etats-Unis est de + 2,4 % pour un ajustement sur 20 ans et de + 8,1 % pour une période de 5 ans.

Ces calculs de la BRI se font en adoptant des hypothèses sur la croissance et les taux d'intérêt. Une croissance plus faible ou un taux d'intérêt plus élevé allonge le délai d'ajustement ou accroît l'effort à faire sur le solde primaire. Sur un autre plan, ne pas changer d'orientation de politique budgétaire, c'est prendre le risque d'un taux d'endettement explosif avec les difficultés de refinancement qui peuvent y être associées et les conséquences négatives durables sur l'activité et l'emploi.

Ces chiffres doivent être pris comme des ordres de grandeurs pour percevoir la façon dont les politiques budgétaires devront s'adapter et s'ajuster au cours des prochaines années.

Dette publique : les conséquences sur l’activité

Ces contraintes de long terme liées à la dette publique doivent passer par des ajustements massifs sur les dépenses publiques et/ou sur les recettes publiques ce qui aura nécessairement une incidence sur le profil de l'activité.

Spontanément, ces mesures sont susceptibles d'infléchir le rythme de croissance. Il existe cependant des exemples où cet ajustement budgétaire de grande ampleur s'est traduit par une période de croissance significative. Cela a été le cas au Danemark et en Irlande dans les années 80. Pour que cela réussisse, il faut faire des hypothèses d'engagements, dans la durée, sur l'orientation de la politique budgétaire dans un contexte de politiques monétaire et de change peu contraignantes. C'est une hypothèse hardie. Elle peut être excessive si elle doit être généralisée à de nombreux pays industrialisés. La période de transition vers ce solde primaire durablement positif va donc être complexe à mener, notamment si des chocs négatifs viennent perturber l'activité.

Cette contrainte interne de l'économie va s'inscrire dans un environnement international complexe pour les pays industrialisés. L'ajustement des finances publiques pénalisera probablement la demande interne. La croissance va davantage dépendre de l'environnement extérieur, notamment de la dynamique des pays émergents. Pour eux, en effet, les perspectives de croissance ne sont pas contraintes par l’accumulation de déficits passés. Cette situation est préoccupante car les émergents acquièrent progressivement un niveau de technologie plus élevé qui vient largement concurrencer celui des pays industrialisés.

Si ces derniers semblaient posséder historiquement une sorte de "monopole" sur le progrès technique, ils l’ont perdu et l'avance dont ils disposaient s’est nettement réduite. L'équilibre des forces en sera durablement affecté.

Conclusion

Depuis 2008, une crise d'une très grande ampleur a touché les pays industrialisés qui se retrouvent avec un niveau d'endettement jamais observé en temps de paix. De leur côté, plusieurs pays émergents de taille significative connaissent des taux de croissance enviables et poursuivent une évolution plus autonome grâce à une plus grande maturité technologique.

La conjonction de ces deux phénomènes doit inciter les pays industrialisés à orienter l'activité afin de capter cette expansion des émergents. Cela peut alimenter une dynamique de croissance un peu plus vigoureuse et permettre de desserrer la contrainte d'endettement.

En s'inscrivant dans cette dynamique, le recours à un taux d'inflation durablement élevé ne serait pas crédible pour les pays industrialisés car la perte de compétitivité qui en résulterait serait fatale à leur croissance.

NOTES

  1. Solde budgétaire primaire excédentaire : solde hors versement des intérêts sur la dette.
  2. à titre indicatif, c'était le solde primaire effectivement constaté en 2009.