Stratégie de Lisbonne, une décennie perdue pour l’emploi

par Laurence Chieze-Devivier, stratégiste chez Axa IM

Il y a presque dix ans déjà, en 2000, se réunissait à Lisbonne le Conseil européen qui décidait de faire de l’Europe d’ici 2010 « l’économie la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable, accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi, d’une plus grande cohésion sociale dans le respect de l’environnement ».

Aujourd’hui, à l’aube de cette échéance, nous savons que l’objectif ne sera malheureusement pas atteint. De plus, cette ambition est rendue d’autant plus difficile que l’Europe fait face aujourd’hui à l’une des crises économiques les plus sévères depuis la seconde guerre mondiale. Nous faisons le point ici, sur le volet emploi de la stratégie de Lisbonne, ses objectifs, ses résultats et les progrès restant à réaliser.

Les objectifs de la stratégie de Lisbonne

L’objectif de la stratégie de Lisbonne était de rendre l’économie européenne parmi les plus compétitives au monde et de parvenir au plein emploi en 2010.

L’Union Européenne (UE) ne dispose pas de compétences propres en matière d’emploi, dont la responsabilité incombe aux gouvernements nationaux (même si certaines responsabilités sont partagées avec les instances européennes). Dans ces conditions, la stratégie de Lisbonne s’est articulée autour de la définition d’objectifs quantitatifs et qualitatifs à l’horizon de 2010. Les objectifs quantitatifs, au nombre de trois, prévoyaient d’augmenter le taux d’emploi à 70%, celui des femmes à 60% et celui des plus âgés à 50%. En 2001, des objectifs intermédiaires ont été introduits. Ainsi, à l’horizon de 2005, le taux d’emploi total devait atteindre 67% et 57% pour celui des femmes. Plus généralement, les objectifs qualitatifs visent à encourager la formation tout au long de la vie et une politique de l’emploi active, améliorant l’insertion professionnelle.

A mi-parcours, le rapport Kok, publié fin 2004, faisait état du manque de progrès réalisés. Dans son sillage, en 2005, la Commission européenne a proposé de recentrer les efforts sur le volet compétitivité et emploi de la stratégie de Lisbonne. Le plan Barroso de la Commission se décline alors en trois axes : rendre l’Europe plus attrayante pour investir et travailler, dynamiser la recherche et l’emploi, créer des emplois grâce à la croissance, la réduction du chômage des jeunes, la flexibilité.

Au regard des progrès inégaux réalisés quant aux objectifs quantitatifs du volet emploi, la Commission a réduit ses ambitions sans pour autant abandonner l’esprit général de la stratégie de Lisbonne. De fait, ce processus a le mérite de donner un cadre coopératif permettant aux Etats membres de travailler de concert, tout en permettant la mise en œuvre de politique nationales.

 Bilan du volet emploi

Au cours de la période récente d’avant crise, des progrès ont été réalisés en matière de politique de l’emploi : le chômage a considérablement baissé et le taux d’emploi a fortement augmenté. Le fonctionnement du marché du travail s’est également amélioré dans de nombreux pays suite aux réformes mises en œuvre. Soulignons que lors de la phase de forte croissance d’avant crise, le marché du travail a été très dynamique : de 2005 à 2008, l’UE a créé plus de 11 millions d’emplois, dont 7,6 millions pour l’Union monétaire. Ainsi, le taux de chômage est tombé a pratiquement 7% de la population active en 2008, soit un recul de plus de 2 points depuis 2005. Dans le même temps, le taux d’emploi a progressé et atteint presque l’objectif fixé de 70% (67% pour l’UE, mais seulement 66% pour la zone euro), porté par la montée du taux d’activité des femmes.

Pour l’heure, le taux d’activité de ces dernières a progressé de 7 points depuis 2000 en zone euro (de 6 points pour l’UE), avec l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, la Grèce, Chypre et les Pays-Bas qui ont enregistré les plus fortes progressions. En dehors de la zone euro, la Bulgarie et l’Estonie ont également enregistré de fortes hausses du taux d’activité des femmes.

Les problèmes structurels persistent

Parmi les problèmes structurels spécifiques bien connus du marché du travail en Europe on trouve : la faiblesse du taux d’activité des plus âgés et le niveau élevé du taux de chômage des jeunes.

Concernant le premier point, la participation des plus âgés a progressé, atteignant presque l’objectif de Lisbonne de 50%.

En 2000, seulement quatre pays enregistraient un taux de participation de plus de 50% ; en 2008, ils sont désormais douze, avec de fortes progressions pour l’Allemagne, les Pays-Bas, la Slovaquie, la Finlande et l’Autriche au sein de l’UEM et la Bulgarie, la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie dans l’UE.

Concernant le taux de chômage des plus jeunes (les moins de 25 ans), peu de progrès ont été accomplis. Malgré un recul, le taux de chômage des jeunes reste deux fois plus élevé que celui de l’ensemble de la population. Directement liés à ce problème, on trouve l’éducation et le niveau de formation. Rappelons le taux élevé de jeunes quittant prématurément l’école (14,8% en zone euro en 2007, pour un objectif de 10%).

L’objectif de porter la formation continue des adultes à 12,5% n’a pas non plus été atteint puisque le taux est de seulement 9,7%, tandis que celui de voir 85% des jeunes de 20-24 ans terminer l’enseignement secondaire n’atteint que 78,1%.

La stratégie de Lisbonne à l’épreuve de la crise

Aujourd’hui, au regard des fragilités révélées par la crise, il est certain que certains des progrès accomplis ne reflétaient pas toujours des tendances structurelles soutenables, mais s’inscrivaient dans la cadre d’une évolution conjoncturelle favorable. Sans négliger les réformes effectuées dans les pays européens, il est évident que la force du marché du travail, en Espagne ou en Irlande par exemple, n’avaient pas un caractère soutenable et ce, malgré l’amélioration de la participation de certaines catégories, notamment des femmes.

La récession induite par la crise n’a pas uniquement des conséquences cycliques mais également structurelles.

D’après les dernières prévisions de la Commission publiées en novembre 2009, l’emploi devrait chuter de plus de 2% cette année et encore de 1,3% l’année prochaine. Le taux d’emploi va donc se détériorer. On assiste d’ores et déjà depuis 2008 à une remontée massive des taux de chômage en Irlande et en Espagne.

Aujourd’hui, les mesures temporaires de chômage partiel contribuent à préserver les emplois et constituent un élément essentiel des mesures nationales de « flexicurité ». En effet, de telles mesures permettent d’éviter aux entreprises des coûts élevés de licenciements et de réembauche et des pertes en capital humain, tout en offrant aux salariés la sécurité de l’emploi. Toutefois, même au cœur de la crise actuelle, des postes restent à pourvoir en raison de l’inadéquation entre les compétences disponibles et les besoins du marché du travail. Cette inadéquation risque même d’augmenter du fait des ajustements massifs de certains secteurs surdimensionnés (construction, banques) et pose la question de la mobilité intracommunautaire et de la conservation des prestations chômage. Ainsi, outre l’aspect cyclique (licenciements associés à la baisse de l’activité), c’est bien le caractère structurel qui peut inquiéter à moyen terme. Certains pays ont perdu sûrement de manière durable le dynamisme apporté par certains secteurs (construction, notamment), et ne disposent pas forcément de la main d’œuvre qualifiée pour répondre aux besoins de nouvelles activités. L’impact sur la croissance potentiel de la zone pourrait ainsi s’avérer durable.

De ce fait, avec la crise, la Commission s’est fixé des objectifs en matière d’emploi des jeunes, de formation et d’éducation. Elle recommande notamment l’utilisation du Fonds Social Européen pour évaluer les besoins de compétences à venir. D’ici 2020, la formation continue des travailleurs devrait atteindre 15%, et 40% pour les 30-34 ans. Pour les jeunes, elle recommande la mise en place de stratégies visant à diminuer le décrochage scolaire et élever le niveau de formation initiale (augmentation de la durée de la scolarité obligatoire). Par ailleurs, pour lutter contre l’exclusion, l’accès à l’emploi doit être accru, notamment via l’amélioration des régimes de fiscalité.

La Commission a mis à disposition 19 mds EUR pour le FSE sur la période 2009-10, avec la mise en place de procédures accélérées. Les priorités du FSE sont l’assistance aux travailleurs et aux entreprises confrontées à des restructurations, l’adaptation des compétences aux besoins du marché du travail, les jeunes et les groupes les plus vulnérables, le développement de l’activité indépendante et les services publics de l’emploi.

Conclusions

La construction de l’Europe résulte d’une volonté politique forte, mais ses ambitions économiques affichées à travers les objectifs de Lisbonne, restent difficiles à atteindre. L’expansion de l’économie européenne au cours des dernières années avait donné des résultats prometteurs en matière d’emploi, non seulement par la réduction du chômage mais aussi en permettant une plus grande participation, notamment des femmes.

La crise et la récession historique qui l’a accompagnée ont mis en lumière les fragilités qui continuent d’affecter le modèle social européen. Il est vrai que l’accompagnement social, associé aux nouveaux mécanismes de flexibilité introduits au cours de ces dernières années, a permis ici et là d’amortir le choc sur l’emploi. Néanmoins, le chômage devrait encore se détériorer en 2010.

La reprise en cours devrait apporter une embellie cyclique sur l’emploi, mais les obstacles structurels semblent resurgir, notamment par la mise en cause des modèles de croissance de certains pays (Irlande, Espagne). Revenir sur la voie de la stratégie de Lisbonne est un impératif. Au sortir de la crise, avec des finances publiques chancelantes, les années à venir seront pour l’Europe un nouveau test pour démontrer sa capacité à la réalisation de ses ambitions.