Turquie : cinq thèmes-clés pour 2011

par Alexandre Proisy et Juan Carlos Rodado, économistes chez Natixis

L’année qui vient de s’achever a consacré la Turquie comme le nouveau « dragon » économique de l’OCDE. Le pays a ainsi enregistré la plus forte croissance parmi ses pairs avec une hausse du PIB proche de 8%. Toutefois, dans le sillage du mauvais début d’année de l’indice boursier, des interrogations sont apparues sur la pérennité de ce dynamisme, nous incitant à identifier 5 thèmes-clés pour 2011 :

  • Déficit courant : même si le risque porte plus sur la précarité de son financement que son ampleur, les deux seront dans le collimateur tout au long de l’année ;
  • Inflation : si elle n’est pas une source d’inquiétude à court terme, elle dépassera néanmoins sa cible en deuxième partie d’année, ce qui devrait conduire à un relèvement du taux directeur ;
  • Finances publiques : la notation investment grade sera probablement décrochée en deuxième partie d’année grâce à la maîtrise des déficits en année électorale. ;
  • Chômage: la croissance ne devrait pas permettre de diminuer significativement son niveau du fait des freins structurels au niveau éducationnel et fiscal, et du fort dynamisme démographique ; 
  • Instabilité régionale : la stabilité politique ne semble pas menacée. Les risques se situent sur les échanges avec les pays arabo-musulmans (25% des exportations) et sur le prix du pétrole qui peut exacerber l’inflation et l’ouverture du solde courant.

La Turquie, nouveau « dragon » économique

L’année qui vient de s’achever a consacré la Turquie comme le nouveau « dragon » économique de l’OCDE. Le pays a ainsi enregistré la plus forte croissance parmi ses pairs avec une hausse du PIB proche de 8%, lui permettant de tourner le dos au choc de l’année 2009 qui avait vu son PIB se contracter de 4,7%.

Désormais 17e économie mondiale en 2010 d’après le FMI avec un PIB évalué à 729 Mds USD, la Turquie présente un potentiel de croissance qui laisse entrevoir une montée en puissance du pays dans les années à venir.

Toutefois, dans le sillage du mauvais début d’année de l’indice boursier, des interrogations sont apparues sur la pérennité de ce dynamisme, nous incitant à identifier cinq thèmes-clés pour 2011 :

  • déficit courant
  • inflation
  • finances publiques
  • chômage
  • instabilité régionale

1/ Déficit courant : la politique monétaire va- telle parvenir à le juguler ?

Bien que peu conventionnelle, la réaction des autorités monétaires ne s’est pas fait attendre face à l’entrée massive de capitaux et l‘ouverture du déficit courant. La Banque Centrale a réduit le taux directeur de 75pb tout en augmentant les réserves obligatoires de près de 125pb depuis le mois de novembre. Cette politique s’inscrit dans un contexte de recul de l’inflation (4,9% en janvier soit le taux le plus faible en 40 ans !) et de volonté de stabilité financière. La Banque Centrale essaie ainsi de limiter les flux de capitaux de court terme dans le financement du déficit courant qui a atteint 48,6 Mds USD en 2010 (6% du PIB).

Les flux d’IDE, réputés pour leur stabilité, ont couvert seulement 15% du solde courant en 2010 contre 60% en 2006. Une franche reprise des IDE ne semble pas envisageable à court terme puisque une large partie provient de la zone euro dont la croissance restera modeste à 1,3% en 2011.

Au déclin des IDE nets s’ajoute la forte augmentation des investissements de portefeuille et des dépôts des banques étrangères dans le financement, ce qui exacerbe le risque d’arrêt soudain des flux de capitaux. La qualité du financement du solde courant est donc précaire par rapport à celle d’autres économies ayant des déficits courants significatifs.

Pour l’heure, la baisse du taux directeur semble porter ses fruits pour décourager l’achat d’actifs par les non-résidents. Depuis le début de l’année, la Turquie a subi une baisse assez conséquente des encours actions depuis la mise en place du nouveau policy mix et ce d’autant plus que les tensions dans le Maghreb et le Moyen-Orient ont renforcé la défiance vis-à-vis des actifs turcs.

L’autre grand thème pour la stabilité financière est l’ouverture du déficit courant en raison de la forte expansion du crédit aux ménages. Cela a conduit au resserrement du taux des réserves obligatoires et à l’affichage d’une cible de crédit dans une fourchette comprise entre 20-25% en 2011. Les dernières données du crédit restent toutefois largement supérieures à la cible du gouvernement, ce qui n’est pas de bon augure pour la maîtrise de l’ouverture du solde courant tout comme l’envolée du cours des matières premières.

Il semble clair que la Banque Centrale continuera à augmenter les réserves obligatoires et à poursuivre le resserrement quantitatif entamé en avril 2010. Les autres instruments macro-prudentiels seront sans doute mobilisés (politique fiscale, ratios bancaires, gestion de la liquidité…).

Même si le risque porte plus sur la qualité du financement que l’ampleur du solde courant, une réduction significative nous semble difficile à court terme en raison de sa nature structurellement déficitaire. Le pays cumule à la fois un faible taux d’épargne, une forte dépendance aux importations énergétiques (79% du solde courant de 2010) et des exportations à fort contenu en importation. Le rôle de la croissance des exportations est par conséquent limité dans la maîtrise du déficit. Pour faire face à ces défis, le gouvernement tente de mettre en place un système de retraites privées afin d’accroître le taux d’épargne national, de développer le nucléaire et améliorer l’efficience énergétique du pays pour réduire les importations d’énergie, et de diversifier ses exportation et débouchés. Ces mesures ne produiront toutefois des résultats tangibles qu’à moyen terme.

2/ Quelle politique monétaire face au retour du risque inflationniste ?

Bien que nous pensions que la politique de double objectif explicit de stabilité financière et des prix devrait être suivie comme un exemple autant dans les économies émergentes que développées, des erreurs de communication ont été commises. En effet, dans le dernier rapport sur l’inflation la Banque Centrale n’a donné aucune indication sur la conduite future de sa politique monétaire, alors que la communication est un outil efficient dans l’ancrage des anticipations des agents économiques. Le nouveau policy mix a généré de l’instabilité sur les marchés à court terme, surtout par l’élargissement de réponses monétaires et de leur nouvelle configuration.

La Banque Centrale devrait à terme relever ses taux directeurs avec le retour de l’inflation en deuxième partie d’année. Cependant, nous pensons que l’inflation dépassera la cible de fin d’année (5,5%), d’où une réponse monétaire au T4 2011. L’autorité monétaire essaiera néanmoins de les maintenir le plus bas possible afin de restaurer l’efficacité du taux directeur. En effet, à variation égale, les taux sont plus efficients lorsqu’ils sont bas. Rappelons qu’avant la crise, la politique monétaire était contrainte par les flux de carry trade et un taux directeur très élevé.

3/ Finances publiques : la Turquie va-t-elle parvenir à décrocher la notation investment grade ?

Les dix années qui viennent de s’écouler attestent de la réussite de la Turquie dans son effort de réduire son endettement public. Si les mesures de soutien à l’économie en 2008 puis 2009 ont constitué une rupture temporaire de cette tendance, l’année 2010 marque le retour de la baisse de la dette publique. Cette tendance devrait se prolonger entre 2011 et 2013 si l’on en croit le programme de moyen terme annoncé par le gouvernement. Cette tendance de fond a été rendue possible grâce dix années ininterrompues d’excédent primaire, permettant ainsi de faire baisser le poids de la charge d’intérêt.

L’amélioration de la situation de l’endettement public s’est traduite par une réévaluation continue à la hausse de la note turque chez les trois agences de notation. Aujourd’hui, à un cran de l’investment grade pour Fitch (BB+) et deux pour Moody’s (Ba2) et S&P (BB), la question est désormais de savoir à quel horizon de temps ce cap sera franchi. En regardant le niveau des CDS turcs, il semblerait que le marché ait déjà intégré cette baisse du risque.

Trois facteurs seront décisifs pour que la Turquie décroche l’ « investment grade » cette année :
– la poursuite de la croissance robuste avec une inflation maîtrisée 
– la maîtrise des finances publiques en année électorale
– la capacité à mettre en place une politique fiscale saine

La Turquie a fait preuve d’une remarquable capacité de rebond en 2010. Après -4,7% en 2009, le PIB a affiché une progression de 7,8% en 2010. La reprise peut être non seulement attribuée à la solidité des fondamentaux du pays mais aussi à la réactivité du policy mix mis en place pendant la crise (réduction du taux directeur de 1075pb et politique budgétaire de soutien à la consommation). Moteur principal de la croissance, la consommation devrait demeurer soutenue en 2011 grâce au dynamisme du crédit, des salaires réels et à la baisse du chômage. La Turquie devrait donc continuer à surperformer ses pairs régionaux avec une croissance supérieure à 4,5% par an en 2011. Quant à l’inflation, après un plus bas historique en janvier à 4,9%, elle devrait accélérer au cours de l’année avec la hausse du prix des matières premières.

En raison des élections législatives qui doivent se tenir en juin de cette année, les quatre prochains mois seront décisifs dans la perspective d’une hausse de la notation souveraine de la Turquie. En effet, les agences de notation vont être particulièrement vigilantes à deux aspects : 1/ Les dérapages budgétaires par rapport aux projections du gouvernement en termes de déficit et de dette publique. La capacité pour le gouvernement à résister à l’utilisation de la dépense fiscale dans un but électoraliste serait un signe de bonne gestion et de maturité politique. 2/ La relative stabilité politique du pays depuis le référendum (septembre 2010).

Deux indications tempèrent l’éventualité d’un scénario catastrophe :

  • les premiers chiffres positifs de la consommation budgétaire qui indiquent un excédent de 1 Mds TRY dont 4,8 Mds d’excédent primaire contre 3,1 Mds de déficit et 3 Mds d’excédent primaire à la même époque l’année dernière. Ces chiffres doivent toutefois être pris avec précaution car ils ne concernent que le premier mois de l’année et le gouvernement est souvent prudent dans ses dépenses aussi tôt dans l’année ;
  • l’avance confortable dont bénéficie le gouvernement dans l’opinion, avance qui devrait lui permettre de conserver sa politique fiscale prudente.

Résoudre la question de l’économie informelle apparaît comme un facteur clé dans la poursuite d’une meilleure maîtrise de l’endettement public. Du fait de son importance, la base fiscale est étroite et fait peser sur l’économie formelle un poids fiscal élevé. Cela se reflète dans le rapport entre revenus fiscaux et PIB qui est l’un des plus faibles des pays de l’OCDE. Plus grave, les recettes fiscales sont extrêmement pro-cycliques. Du fait de ses difficultés à collecter l’impôt, les différents gouvernements ont préféré au cours des dix dernières années favoriser les impôts indirects dans la structure des revenus fiscaux.

Pour faire refluer l’économie informelle, le gouvernement a proposé en novembre 2010 une amnistie fiscale qui concerne plusieurs impôts (sur les sociétés, les droits de douane, les charges sociales, les amendes, les factures d'électricité et d'eau, les frais universitaires,…), à condition de régulariser sa situation avant le 31 juillet 2011. Le principal n’est pas réduit, à la différence des intérêts, tandis que les amendes cumulées sont supprimées. Le paiement pourra être échelonné sur 36 mois. Les sommes récupérées ne seront pas prises en compte dans le budget 2011 et leur utilisation n'a pas été décidée pour le moment.

L’investment grade est à portée de main pour la Turquie. Le dynamisme de la croissance, associé à la poursuite de la modération budgétaire et à des élections législatives sans encombre, devrait se traduire par un relèvement de la note par Fitch au second semestre 2011. Si la question de l’inflation ne devrait pas constituer un frein pour la prochaine réévaluation, elle devra être résolue, au même titre que celle de l’économie informelle, pour que le pays puisse espérer continuer à améliorer son rating.

4/ Chômage : la croissance va-t-elle parvenir à le faire baisser ?

En novembre, le taux de chômage non agricole (plus significatif que le taux de chômage total du fait des incertitudes qui entourent la comptabilisation de l’emploi agricole) a diminué de 2,1 points par rapport à l’année précédente mais demeure néanmoins un point plus haut que son niveau de pré-crise. Le chômage des jeunes demeure toujours important puisqu’il s’est élevé à 20,8% selon Turkstat. Le taux de chômage devrait néanmoins diminuer à mesure que les bons résultats économiques se poursuivent et que le taux d’utilisation des capacités augmente.

Le problème de l’économie turque se situe plus au niveau du taux d’emploi qui est relativement faible à 43,4% (moyenne UE 27 : 64 ,6%), avec de grosses disparités entre hommes (63,1%) et femmes (24%). Ce chiffre doit être toutefois tempéré si on prend en compte l’importance de l’économie informelle. En effet, les emplois non enregistrés représenteraient entre 45 et 50% de l’emploi total selon les données officielles, soit 10 millions de personnes environ, ce qui ferait grimper le taux d’emploi à 62%.

La Turquie, en dépit de la forte croissance économique qui a suivi la crise de 2001, a conservé un taux de chômage élevé. Trois facteurs expliquent cette situation :

  • les transferts de la main-d’œuvre agricole vers les secteurs non-agricoles se sont accélérés depuis la crise de 2001 avec les mutations structurelles de l’économie turque ;
  • les problèmes de matching entre offre et demande liés à la faible part du nombre de diplômés dans la population active (16,4% de diplômés du supérieur et 9,5% ayant effectué un apprentissage) mais surtout à sa croissance moins rapide que la montée en gamme de l’économie turque ;
  • la croissance démographique : la population totale est actuellement proche de 74 millions et continuera d’augmenter pendant la première moitié du siècle. Les projections démographiques pour 2025 indiquent que la population totale atteindra 83,5 millions de personnes et que la population en âge de travailler augmentera de 20%, ce qui représente 9,7 millions de personnes supplémentaires. Chaque année plus de 500 000 personnes supplémentaires vont rejoindre la population active, ce qui exerce une pression permanente sur l’offre de travail.

La Turquie a donc besoin non seulement d’une croissance plus élevée pour stimuler la création d’emploi mais également d’une réforme structurelle du marché du travail pour faire baisser significativement et durablement son taux de chômage.

Deux pistes sont étudiées : une meilleure adaptation entre offre et demande via l’augmentation du nombre de diplômés pour réponde à la montée en gamme de l’économie ; une baisse du coût du travail, aujourd’hui très élevé, dont le manque à gagner serait compensé par la réduction de la part de l’emploi informel.

5/ Instabilité régionale : quelles conséquences politique et économique ?

Après la Tunisie et l’Egypte, la Libye et le Yémen se sont embrasé, faisant peser un risque de contagion sur le reste des pays arabo-musulmans du pourtour méditerranéen. La Turquie semble toutefois à l’abri d’une crise similaire car le pays ne possède pas les mêmes vulnérabilités économiques :

  • PIB par habitant parmi les plus hauts de la région, même si le niveau des inégalités est similaire à celui de la Tunisie et supérieur à celui de l’Egypte (indice de Gini : 41 contre 34) ;
  • part de l’alimentaire dans l’IPC plus faible.

D’autre part, le pays se caractérise par une bien meilleure gouvernance (56ème place dans l’indice de perception de la corruption selon Transparency Internatioanal1) et une plus grande liberté de presse2 que les pays actuellement en crise.

Les risques se situent plus sur les relations commerciales et financières que le pays entretien avec les pays du Maghreb et du Proche et Moyen-Orient. Ceux-ci représentent 25% des exportations turques, dont 9,4% représentent un risque majeur. Si la Lybie n’est pas un partenaire commercial de premier ordre, les relations d’affaires sont cependant intenses entre les deux pays. Les projets de construction des groupes turcs dans le pays s’élèvent à environ 15 Mds USD. Cependant, les IDE des pays actuellement concernés par des tensions sociales ne dépassent pas 3% des IDE totaux reçus par la Turquie.

Plus important encore, les pressions inflationnistes devraient s’intensifier en cas de prolongement des tensions actuelles sur les prix du pétrole, ces dernières creusant davantage le déficit courant du pays.

Synthèse : cinq questions sur l’économie turque

Les risques se situent plus sur les relations commerciales et financières que le pays entretien avec les pays du Maghreb et du Proche et Moyen-Orient. Ceux-ci représentent 25% des exportations turques, dont 9,4% représentent un risque majeur. Si la Lybie n’est pas un partenaire commercial de premier ordre, les relations d’affaires sont cependant intenses entre les deux pays. Les projets de construction des groupes turcs dans le pays s’élèvent à environ 15 Mds USD. Cependant, les IDE des pays actuellement concernés par des tensions sociales ne dépassent pas 3% des IDE totaux reçus par la Turquie.

Plus important encore, les pressions inflationnistes devraient s’intensifier en cas de prolongement des tensions actuelles sur les prix du pétrole, ces dernières creusant davantage le déficit courant du pays.

L’année qui vient de s’achever a consacré la Turquie comme le nouveau « dragon » économique de l’OCDE. Le pays a ainsi enregistré la plus forte croissance parmi ses pairs avec une hausse du PIB proche de 8%. Toutefois, dans le sillage du mauvais début d’année de l’indice boursier, des interrogations sont apparues sur la pérennité de ce dynamisme, nous incitant à identifier 5 thèmes-clés pour 2011 :

  • Déficit courant : même si le risque porte plus sur la précarité de son financement que son ampleur, les deux seront dans le collimateur tout au long de l’année ;
  • Inflation : si elle n’est pas une source d’inquiétude à court terme, elle dépassera néanmoins sa cible en deuxième partie d’année, ce qui devrait conduire à un relèvement du taux directeur ;
  • Finances publiques : la notation investment grade sera probablement décrochée en deuxième partie d’année grâce à la maîtrise des déficits en année électorale. ;
  • Chômage : la croissance ne devrait pas permettre de diminuer significativement son niveau du fait des freins structurels au niveau éducationnel et fiscal, et du fort dynamisme démographique ;
  • Instabilité régionale : la stabilité politique ne semble pas menacée. Les risques se situent sur les échanges avec les pays arabo-musulmans (25% des exportations) et sur le prix du pétrole qui peut exacerber l’inflation et l’ouverture du solde courant.

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