Zone euro : pas de dettes communes sans projet commun

par Frédérique Cerisier, économiste chez BNP Paribas

La question de l'émission commune de dettes publiques devrait revenir régulièrement à l'ordre du jour du Conseil européen, en dépit des réticences de l'Allemagne.

Différentes propositions sont sur la table des chefs d'Etat ou de gouvernement et des institutions européennes.

Reste une question essentielle : jusqu'où les gouvernements sont-ils prêts à aller en matière de transfert de souveraineté pour permettre à de tels instruments de voir le jour ?

Lancée il y a deux ans maintenant, l'idée d'une émission de dettes communes par les Etats membres de la zone euro continue de faire son chemin. Fin 2011, la Commission européenne et le Conseil allemand des experts économiques ont publié des propositions sur ce sujet. Plus récemment, le FMI comme l'OCDE ont souligné lors de la publication de leurs dernières prévisions de croissance (respectivement en avril et en mai 2012) que des avancées dans ce domaine seraient à même de contribuer de façon significative à la résolution de la crise. Enfin, le camp des chefs d'Etat ou de gouvernement qui s'y sont ouvertement déclarés favorables vient de faire une nouvelle recrue en la personne de F. Hollande. Lors d'un "dîner informel" qui a réuni les dirigeants européens mi-mai, A. Merkel a très fermement fait savoir que son gouvernement était tout a fait opposé à cette idée, qu'il ne croit pas susceptible d'apporter un élément de réponse à la crise.

Pourtant, l'évolution récente de la situation économique et financière de la zone ramène avec une certaine force le sujet à l'ordre du jour. En effet, avant même que la Grèce ne tombe dans l'impasse politique actuelle, le regain de tensions sur les marchés de dette, amorcé début mars, a montré que le phénomène de contagion continuait de jouer à plein. La détente permise par l'intervention de la BCE fin 2011-début 2012 a fait long feu, et les taux souverains espagnols sont aujourd'hui revenus à un niveau proche de leur pic de la fin novembre 2011 (6,4% en début de semaine pour les taux à 10 ans), entraînant les taux italiens dans leur sillage.

Il est aujourd'hui évident que les progrès obtenus par les différentes économies de la zone en matière budgétaire ne sont pas à eux seuls suffisants pour ramener durablement la confiance des investisseurs. Dans ce cadre, les eurobonds apparaissent comme un mécanisme capable de limiter les possibilités d'arbitrage entre les différentes dettes souveraines libellées en euros. Sans un tel outil, le programme d'achats de titres de la Banque centrale européenne, tant qu'il était actif, s'est avéré le seul à même de contenir la montée des spreads au sein de la zone euro. C'est la raison pour laquelle, malgré le refus allemand, ce débat reviendra à notre avis régulièrement à l'ordre du jour des chefs d'Etat, et ce, tant que la crise perdurera.

Dette bleue, dette rouge

La Commission européenne a publié en novembre 2011 un "livre vert" jetant les premières bases d'une discussion officielle sur ce sujet, dont nous avions présenté les conclusions dans une publication précédente1. Ce rapport reprend en particulier la proposition connue sous le nom de dettes "bleues et rouges"2 selon laquelle les Etats membres se porteraient conjointement garants3 de dettes publiques émises en commun à hauteur de 60% du PIB. Le surplus de dettes serait émis par chaque Etat sous sa seule signature. Cette dette "rouge" serait la plus risquée, car c'est sur elle qu'un Etat insolvable devrait prioritairement faire défaut.

Ce schéma présenterait l'avantage d'inciter les Etats à conserver des politiques budgétaires prudentes, car l'excès d'endettement y resterait donc lourdement sanctionné par des conditions de financement élevées sur les marchés de dettes nationaux.

Redemption Fund

D'autres propositions, sensiblement différentes, ont été émises, que nous présentons ici. La première4 a pour principal intérêt de provenir d'Allemagne et d'y être assez largement débattue, preuve que le refus de la coalition actuellement au pouvoir ne fait pas nécessairement consensus outre-Rhin.

Elle émane du Conseil allemand des experts économiques, un groupe d'économistes indépendants nommés par le Président de la République, dont le rôle est de conseiller le Gouvernement fédéral et le Parlement sur les questions économiques. Il prépare chaque année un rapport auquel le Gouvernement est tenu de répondre publiquement. En décembre dernier, ce "Comité des cinq sages de l'économie" a fait valoir que, si elle devait s'aggraver, la crise actuelle pourrait bien se terminer par un gonflement extravagant du Mécanisme européen de Stabilité ou par la transformation de facto de la BCE en prêteur en dernier ressort des Etats. Pour éviter cela, ce Conseil recommande la création d'un Fonds d'amortissement, commun aux Etats membres, des excès de dette hérités de la crise.

Le schéma proposé est, dans son esprit, très différent de celui des Eurobonds tels que les imagine la Commission européenne ou Delpla & Weizsäcker (2010)(2). Chaque Etat serait en effet autorisé à émettre via le Fonds des obligations (bénéficiant de la garantie conjointe de tous les participants) à hauteur de ce qui constitue aujourd'hui son excès de dette par rapport à la limite des 60% de PIB (plus de 500 milliards d'euros fin 2011 par exemple pour la France).

Là encore, la constitution du Fonds serait progressive (au fur et à mesure de l'arrivée à échéance des titres de dette nationaux), étalée sur 3 à 4 ans, au cours desquels les Etats n'émettraient que peu ou pas de dette publique sous leur seule signature. Au moment de l'entrée dans le mécanisme, les Etats s'engageraient ex ante sur une trajectoire de remboursement du principal (et des intérêts), qui permettrait au Fonds, et au stock d'obligations communes, de s'éteindre au bout de 20 à 25 ans. Le non-respect de cette trajectoire justifierait une exclusion du Fonds. En outre, pour renforcer la solvabilité du Fonds, les Etats devraient "flécher" une partie de leurs recettes de TVA ou d'impôt sur le revenu au remboursement dus au Fonds, apporter en garanties leurs réserves de changes et d'or, voire inscrire dans leur constitution le caractère prioritaire de ces remboursements sur toute autre dépense nationale. Autant de mécanismes qui de façon générale peuvent être retenus pour assurer la solidité de tous types d'eurobonds5.

Au moment de l'extinction du Redemption Fund, tous les Etats membres, contraints en outre par les règles d'or qu'ils se seront engagés à mettre en place après ratification du dernier traité européen, auraient ramené et maintiendraient leur ratio de dette dans les limites européennes. Ils ne seraient plus responsables que de la solvabilité de leur propre dette publique.

Outre-Rhin, les promoteurs du Redemption Fund soulignent qu'un tel mécanisme aurait de bonnes chances d'être validé par la Cour suprême allemande (au contraire de celui proposé par la Commission), dans la mesure où les contribuables allemands ne se porteraient garants des dettes de leurs voisins6 que pour un montant déterminé ex ante et surtout pour un laps de temps limité.

C'est un argument de poids, même si, avec un tel schéma de mutualisation temporaire d'une partie, parfois faible, des dettes publiques de certains Etats membres, on serait loin du saut "quantique" vers une union budgétaire souhaité, entre autres, par la Commission européenne. Enfin, ce Fonds apparaît plutôt bien adapté aux difficultés de financement de l'Italie (compte tenu de l'importance de sa dette publique, son entrée dans le Fonds pourrait lui permettre d'interrompre ses émissions de dettes à long terme pendant 3 ans). Il offrirait en revanche un soutien plus limité à l'Espagne dont la dette est attendue au delà de 80% du PIB en 2012. En effet, son entrée dans le mécanisme ne lui permettrait de réduire que d'environ 30% ses émissions au cours de ces 3 années7.

Eurobills

D'autres auteurs8 proposent de limiter l'émission de dettes communes aux titres de court terme, qui ne représentent qu'une faible part du stock de dette publique dans la plupart des Etats (moins de 10 points de PIB en France par exemple pour les BTF). La faible durée de vie des titres émis (au maximum 1 ou 2 ans selon les propositions) permettrait d'interrompre facilement et rapidement l'opération si elle n’était pas concluante.

Dans ce schéma, les eurobills seraient les seuls titres d'Etat de court terme émis dans la zone euro. Là encore, leur émission ne couvrirait que très partiellement les besoins de financement des pays les plus en difficultés9. Mais la garantie conjointe de tous les Etats membres accordée à un stock de dette relativement limité (de 10% à un peu plus de 20% du PIB de la zone selon les propositions) et surtout de maturité courte en ferait l'actif sans risque de référence au sein de la zone. L'impact sur la courbe des taux des pays soumis à une crise de liquidité serait similaire à celui permis fin 2011 début 2012 par les opérations exceptionnelles (LTRO) de la BCE, mais permanent (cf. l'exemple espagnol). Communes dans leur partie la plus courte, les courbes de taux souverains au sein de la zone se différencieraient dans leur partie longue, reflétant clairement l'appréciation portée par les marchés sur la solvabilité des Etats.

Cette proposition offre une certaine synthèse entre la volonté des uns de faire d'une forme de mutualisation des dettes publiques un pas conséquent vers une intégration budgétaire européenne plus poussée – qui, il faut le rappeler, impliquera pour chaque Etat des abandons de souveraineté sur la politique budgétaire très importants – et celle des autres de limiter fortement l'ampleur du partage des risques qu'elle implique, et de maintenir dans un cadre national, bien que de plus en plus contraint, la gestion des politiques budgétaires et de l'endettement. Elle ouvrirait la voie vers l'union budgétaire, tout en étant réversible, et faciliterait le financement des Etats européens, tout en laissant les Etats très largement responsables de la soutenabilité de leur dette publique. Un tel système pourrait être la première étape d'un processus d'union budgétaire qui ne pourra aller plus loin sans une franche discussion sur l'ampleur des transferts de souveraineté en matière budgétaire que les Etats membres sont prêts à envisager. Sur ces sujets, les Allemands ne seront pour une fois probablement pas les plus réticents.

NOTES

  1.  Eurobonds: la Commission européenne s'engage dans la bataille", Ecoweek # 11-42
  2. Delpla, J. et von Weizsäcker, J., The Blue Bond Proposal, Breugel Policy Briefs 420,Bruegel, Brussels 2010.
  3. C'est-à-dire qu'en cas de défaut d'un ou plusieurs Etats membres, les autres paieraient les intérêts et rembourseraient les eurobonds à leur place.
  4. German Council of Economic Experts, Annual report 2011/12, third chapter.
  5. Compte tenu de leur faible endettement, la Finlande, le Luxembourg, la Slovaquie, la Slovénie et l' Estonie ne participeraient pas au mécanisme.
  6. Pour davantage d'éléments sur les abandons de souveraineté et les contraintes en matière budgétaire qu'impliquera toute forme de mutualisation des dettes, voir note 1.
  7. Voir German Council of Economic Experts, "The European Redemption Pact: An illustrative guide", wp 02/2012 .
  8. Plusieurs propositions circulent, qui diffèrent notamment par la maturité maximale des titres qui seraient émis en commun. Voir "Eurobills, not Eurobonds" Hellwig C. et Philippon T. (2011), www.voxeu.org et "The ELEC "Euro T-bill Fund" (2012), European League for Economic Co-operation.
  9. La proposition ELEC ouvre toutefois des pistes à ce sujet.

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