par Jean-Jacques Friedman, Chief Investment Officer chez Natixis Wealth Management
Depuis 2018, nous assistons à une forte volatilité des marchés, les périodes d’euphorie alternant avec les périodes de correction. Ces mouvements haussiers et baissiers ont été particulièrement prononcés ces derniers mois et la volatilité devrait perdurer cette année. En quelques trimestres, les valorisations se sont dégonflées de 25% à 30 % sur les principales places boursières – en prenant en compte l’effet de ciseau entre hausse des bénéfices des entreprises et baisse des cours -, alors que les marchés s’interrogeaient sur une éventuelle entrée en récession de l’économie américaine.
De nombreux indicateurs macroéconomiques aux États-Unis venaient pourtant infirmer cette hypothèse, que ce soient la hausse des commandes de biens durables, la croissance de la consommation et des salaires, la poursuite des créations d’emplois, le regain de pouvoir d’achat ou le niveau élevé des marges des entreprises. Aujourd’hui, le risque de récession est écarté par les marchés, les indices boursiers ont progressé de 6% en janvier et les spreads sur les obligations d’entreprises se sont resserrés, alors même que l’environnement économique est resté, aux yeux de la majorité des investisseurs, semblable à celui des derniers mois de l’année 2018. Pour quelles raisons les marchés semblent-ils ainsi décorrélés des fondamentaux ?
Nous pouvons avancer trois explications
1. Les indicateurs de liquidité et de valorisations sont aussi (sinon plus) pertinents que les chiffres macroéconomiques
Les marchés ont été soutenus ces dernières années par un environnement macroéconomique somme toute convalescent après la crise de 2008, mais avec des politiques monétaires ultra-accommodantes, ce qui offrait au final un univers stable et donc rassurant. Le cadre d’investissement est aujourd’hui plus incertain et deux autres indicateurs nous ont semblé tout aussi pertinents depuis un an : la valorisation des actifs et la liquidité des marchés. Ce sont les raisons pour lesquelles nous avons débuté l’année 2018 en sortant de notre allocation stratégique surexposée depuis 8 ans sur les actions, compte tenu de multiples de valorisation élevés et d’une reprise des liquidités des banques centrales, notamment dans le cadre d’un scénario de reprise de l’inflation aux États-Unis. Si les valorisations des actions sont revenues aujourd’hui en dessous des moyennes, la liquidité reste un indicateur à surveiller.
2. Des risques politiques amplifiés par le jeu des commentaires
Nous le savons, les tweets du président américain Donald Trump ont eu un réel impact sur les marchés, d’autant qu’ils sont souvent imprévisibles. Et rien ne laisse présager un ton plus consensuel, alors même que se profilent de nouveaux débats autour de l’économie et de la politique américaine. À ce jeu des petites phrases, viennent désormais s’adjoindre celles du président de la banque centrale américaine, Jerome Powell, dont le changement de cap radical de politique monétaire a surpris les investisseurs, mais également celles des responsables chinois qui soufflent le chaud et le froid sur le front de la guerre commerciale. Or ces commentaires, souvent contradictoires, prennent d’autant plus d’importance que l’art du récit (storytelling), en politique comme sur les marchés, peine à se renouveler et suscite une méfiance grandissante des opinions. En clair, « la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits », selon l’expression du chercheur Christian Salmon, se grippe pour laisser la place au tweet et au clash, qui alimentent la volatilité des marchés, au même titre que la défiance des opinions publiques, comme en témoignent les manifestations sociales ou les résultats des élections dans la grande majorité des pays.
3. Le comportement des investisseurs amplifie les mouvements de marché
Nous entrons dans l’ère de nouvelles techniques de gestion, comme la gestion factorielle et celles élaborées avec des primes de risque alternatives (risk premia) rendues possible par l’accès à un grand nombre de données à un moindre coût. À ceci s’ajoute le fait que beaucoup d’investisseurs, de par les nouvelles règles prudentielles pour le compte de leurs clients ou leur compte propre, ne peuvent plus tenir aujourd’hui leur rôle d’investisseur stable et de contrepartie naturelle aux flux d’entrée/sortie de capitaux de court terme, ce qui amplifie les effets de balancier, indépendamment des réalités économiques ou des performances des entreprises. Ce mimétisme, résultant de ces nouvelles gestions, freine le retour à la moyenne, selon le principe du « tout ou rien ». Le poids de la gestion passive, où la qualité n’est plus discriminée sur des mouvements à horizon de quelques mois, joue également un rôle. En anticipation de cette situation, beaucoup d’investisseurs se retrouvent dans l’obligation d’adopter ces mêmes biais comportementaux, mais pour des raisons différentes. Soulignons cependant qu’au final, les critères de surperformance validés par les sociétés de gestion qui adoptent ces nouvelles techniques de gestion plus quantitatives aboutissent aux mêmes résultats que les sociétés de gestion plus traditionnelles, qui mettent en lumière les facteurs de discrimination de barrière à l’entrée, de marges et de cash flow.
Dans cet environnement, la prudence doit rester de mise et la gestion active toujours revenir à ses fondamentaux, afin de sélectionner des valeurs capables de générer des cash-flows importants et récurrents, de par leurs avantages compétitifs. Ce sont bien elles qui pourront créer de la valeur et surmonter, sur le moyen terme, des mouvements de marché excessifs. Les valeurs de croissance de qualité ont ainsi mieux résisté à la chute des marchés du dernier trimestre, et leur valorisation s’écarte toujours davantage, année après année, de la masse des entreprises victimes de l’accélération de la disruption.
Dans cette phase de transition de sortie des politiques monétaires agressives, notre stratégie d’allocation restera, quant à elle, à la fois plus tactique et plus défensive face aux incertitudes de marché. En début d’année, nous étions surexposés tactiquement aux actions afin d'accompagner le rebond technique des marchés après la purge de décembre. Nous sommes toutefois revenus à une exposition neutre, compte tenu du ralentissement de l’économie, avec l’idée de sous-pondérer l’exposition action dans certaines phases de marché, en privilégiant également une importante rotation sectorielle en faveur des valeurs de croissance. Il sera en effet difficile de maintenir les prévisions de croissance des bénéfices par action des entreprises européennes au niveau initialement prévu en tout début d’année pour 2019, alors que Bruxelles vient de réviser à la baisse la croissance économique de la zone euro à 1,3%.