Argentine : rebond de la croissance malgré les incertitudes politiques

par Carlos Quenan et Bénédicte Baduel , économistes chez Natixis

L’activité économique, qui avait montré des signes d’amélioration dès la fin de 2009, s’est fortement redressée sur les premiers mois de 2010. Les moteurs domestiques de la croissance –consommation privée et investissement- se sont conjugués à une bonne évolution de la demande externe. Ce rebond de l’économie réelle n’a pas été perturbé par les tensions politiques persistantes qui traditionnellement engendrent un recul de la confiance des agents économiques. Dans ce cadre et alors que les équilibres macro et financiers sont plutôt bons, nous revoyons notre prévision de croissance à la hausse pour 2010, à 4,9%, légèrement au dessus de la moyenne régionale. La soutenabilité d’une croissance forte n’est cependant pas assurée.

Un rebond tiré surtout par les facteurs domestiques 

Malgré le fort ralentissement de la croissance en 2009 (0,9% contre 6,8% en 2008), l’Argentine a globalement bien résisté à la crise économique internationale. Bénéficiant de moteurs internes dynamiques (bonne récolte de soja, redressement de la consommation privée et de l’investissement domestique), le rebond de la croissance sur les premiers mois de l’année laisse augurer d’une progression du PIB comparable au cycle de croissance pré-crise en 2010. Ainsi, selon l’indicateur mensuel de l’activité économique IGAE publié par l’institut national de statistiques (INDEC), la croissance argentine a été de 4,9% en janvier (en ga), 6% en février et 8,1% en mars ce qui devrait donc donner un taux de croissance supérieur à 6% au premier trimestre en glissement annuel, de l’ordre de 3% par rapport au T4/2009 avec données cvs.

Ce redressement de la croissance argentine s’explique en particulier par la puissance des moteurs domestiques, notamment la consommation privée et l’investissement. Ainsi, les indicateurs de confiance à la fois des entrepreneurs et des consommateurs ont connu une sensible amélioration depuis le milieu de 2009. Pour les consommateurs, l’indicateur est même revenu au niveau d’avant-crise. Les ventes au détail qui avaient bien résisté à la crise ont fortement rebondi, en particulier les ventes réalisées par les centres commerciaux. En avril 2010, celles-ci ont progressé de 41,9% (+2,7% en m/m sur données cvs) contre 11,5% en ga (1,6% en m/m, cvs) pour les ventes de supermarchés.

Dans ce contexte, et bénéficiant également de la forte reprise brésilienne (un des premiers partenaires commerciaux de l’Argentine), la production industrielle a également retrouvé une progression dynamique. L’indicateur d’activité industrielle a crû de 10,2% en ga en avril (1,4% en m/m, cvs) et le taux d’utilisation des capacités a atteint 79% après être tombé à 65% au plus fort de la crise internationale (janvier 2009).

Outre ces facteurs de demande, le processus de rebond de l’économie a été soutenu par le dynamisme de l’offre.

L’Argentine a en effet bénéficié d’une très bonne récolte de soja qui, conjuguée à la bonne tenue des prix des matières premières au niveau international, a permis à la fois une forte hausse des exportations et des recettes budgétaires, assez dépendantes des exportations de produits agricoles. Ceci a permis d’augmenter les marges de manœuvre du gouvernement du point de vue des équilibres budgétaires alors que les exportations nettes ont contribué positivement à la croissance au T1. Pour autant, si les exportations ont crû de 13,1% en ga sur les 4 premiers mois de l’année, compte tenu du dynamisme de la demande interne, les importations ont progressé de 47,7% sur la même période, tirées en particulier par les importations de biens en capital. Si la tendance se poursuit dans les prochains mois, elle pourrait impliquer une réduction considérable de l’excédent commercial.

Des équilibres macro et financiers maîtrisés

Au niveau des fondamentaux macroéconomiques et financiers, l’Argentine se retrouve dans une situation plutôt bonne. Il y a, certes, les incertitudes quant à la mesure de l’inflation. Malgré les décisions adoptées au début de sa gestion par le Ministre des finances A. Boudou (changements à la tête de l’INDEC, création d’une commission de représentants d’universités chargée d’évaluer la situation en matière de statistiques économiques et de proposer des améliorations…), la mesure de l’inflation pose toujours problème. En effet, la méthodologie pour le calcul de l’inflation a été modifiée en 2007 avec la révision des poids des produits du panier de référence qui a conduit à diminuer le poids de certaines catégories plus inflationnistes. Ainsi, l’inflation est, d’après l’INDEC, de 10,2% en avril en glissement annuel, mais, selon certaines sources privées, elle aurait atteint 28%. Si ces analyses soulignent une légère baisse des prix au cours des mois d’avril et de mai, le taux d’inflation en 2010 sera compris entre 20% et 25%, soit bien au-dessus des estimations officielles. Mais, sur le plan des grands équilibres macro-financiers la situation est à court terme assez satisfaisante. Du point de vue des équilibres externes, si l’excédent commercial peut diminuer compte tenu de la dynamique des importations, le pays devrait maintenir un excédent courant en 2010.

Sur le plan budgétaire, la situation apparaît maitrisée. L’Argentine a terminé l’année 2009 avec un léger déficit budgétaire (-0,6%) qui devrait rester stable en 2010. Certes, le contexte d’année pré-électorale devrait conduire le gouvernement à augmenter les dépenses publiques afin de redresser sa cote de popularité tombée successivement aux différentes crises politiques qui ont ponctué les deux dernières années, notamment la « crise du campo » de 2008 (cf. SR n°72 du 29 juillet 2008). Mais, depuis le début de l’année, les recettes du Trésor ont été élevées en raison de la reprise économique interne et de la hausse des revenus issus des exportations de produits agricoles.

Une normalisation des relations financières externes contrariée par l’instabilité internationale

Par ailleurs, le gouvernement, qui cherche à sécuriser des ressources financières pour l’année en cours et celle à venir a relancé au mois d’avril les négociations avec les détenteurs de titres argentins encore en défaut après la restructuration de 2005 (cf. SR n°111 du 19/04/2010). L’objectif de cette nouvelle offre d’échange était de normaliser la situation vis-à-vis des marchés financiers internationaux en vue de retrouver l’accès aux marchés globaux d’émission de dette souveraine. L’annonce de la proposition avait été bien accueillie par les marchés. Pourtant, l’aggravation de la crise européenne a rendu l’environnement international plutôt défavorable pour la conclusion de la nouvelle restructuration. Lancée mi-avril, elle se déroule en deux temps. Une première phase (achevée) visait à attirer les investisseurs institutionnels avec des incitations financières.

Pour les investisseurs institutionnels ayant participé, le gouvernement vient d’émettre un bon Global 2017 sur le marché international pour 738 millions de USD avec un coupon de 8,75% en reconnaissance des intérêts passés non payés sur les bons default. Les investisseurs minoritaires disposent d’un délai plus important pour participer à l’échange. Initialement fixée au 7 juin, la date limite pour la participation vient d’être repoussée au 22 juin.

L’idée était que la communication d’une forte participation des investisseurs institutionnels dans la première étape ferait monter le prix des obligations argentines sur les marchés et constituerait une incitation supplémentaire pour les petits porteurs. Toutefois, la hausse de l’aversion au risque global n’a pas épargné l’Argentine qui a vu remonter ses spreads souverains (actuellement à 807 pb après un minimum à 601 pb mi-avril) et donc baisser le prix de ses titres de dette souveraine. Même s’il s’agit là d’un processus qui affecte l’ensemble de la région latino-américaine, il ne favorise pas une adhésion à la nouvelle offre d’échange aussi importante qu’il était attendu. De plus, 80% des petits porteurs de dette en défaut sont concentrés en Italie. Alors que les préoccupations du secteur financier local sont actuellement concentrées sur la crise de la dette européenne, ceci ne contribue pas à la promotion de l’offre argentine.

Ainsi, à ce jour, environ 51% des holdouts sont entrés dans l’offre d’échange. Pour atteindre la cible de 60% de participation, l’Argentine doit encore convaincre des détenteurs pour près de 2 mds de USD de participer à la restructuration. Il n’est pas improbable que le gouvernement atteigne ce seuil, ce qui permettrait de l’isoler d’éventuelles nouvelles poursuites judiciaires de la part des holdouts.

Du point de vue des échéances à venir, celles de 2010 sont d’ores et déjà couvertes, en grande partie grâce au refinancement des dettes contractées auprès des créanciers domestiques et à l’utilisation des réserves de change de la Banque centrale canalisées à travers le « Fonds de désendettement » mis en place en mars dernier. La création de ce fonds, il faut le rappeler, a donné lieu à un conflit – qui a duré plusieurs semaines – entre le gouvernement et les forces de l’opposition et le gouverneur de la Banque centrale – Martin Redrado – qui a finalement été limogé.

Les échéances en 2011, quant à elles, ne sont pas négligeables : 13,7 mds de USD à ce jour (tableau 1) et elles devraient augmenter après la restructuration. Or le gouvernement argentin voudra à tout prix éviter un resserrement budgétaire en pleine année électorale. En effet, sur la période récente, la tendance est à une progression plus rapide des dépenses que des recettes. En 2009, les recettes budgétaires ont augmenté de 19% et les dépenses de 27%. Sur les quatre premiers mois de 2010, les recettes sont en hausse de 30% et les dépenses de 33%.

Dans ce contexte, tout en poursuivant son effort de normalisation de sa situation avec les créanciers internationaux (holdouts mais aussi Club de Paris), l’Argentine devra néanmoins chercher d’autres voies pour sécuriser le paiement de ses échéances futures. Notamment, en l’absence d’amélioration notoire des marchés financiers, il est probable que le pays cherchera à rééchelonner ses paiements à venir en particulier avec les créanciers domestiques.

La soutenabilité de la croissance en question dans un contexte politique toujours tendu

La reprise argentine, déjà amorcée à la fin de 2009, s’est consolidée dans les premiers mois de 2010. Des doutes persistent quant à sa durée dans un contexte de tensions politiques persistantes, mais les divers conflits entre les forces du gouvernement et de l’opposition n’ont pas contrarié le rebond dynamique de l’activité jusqu’à présent.

En fait, nous pensions il a y quelques mois que, compte tenu de la difficulté unanimement reconnue de l’Argentine à atteindre des compromis sociaux et politiques stables, la situation actuelle, caractérisée par le fait que le pouvoir exécutif n’a pas la majorité au parlement, pouvait être explosive. En outre, après la « crise du campo » le gouvernement de Cristina Kirchner avait perdu pied dans l’opinion publique –comme l’a confirmé la défaite des forces qui le soutenaient lors de l’élection législative de juin 2009- et semblait très affaibli. Mais l’opposition est restée très divisée et dans une approche d’affrontement ouvert avec le gouvernement, ce qui a commencé à produire un effet défavorable sur l’opinion publique, qui se montre de plus en plus fatiguée par les conflits de la classe politique.

Parallèlement, le gouvernement a repris l’initiative politique.

D’une part, l’adoption de mesures comme « l’Allocation universelle pour enfants », lui a permis de consolider les soutiens dont il bénéficie dans les secteurs les plus défavorisés. Ce plan, approuvé en octobre 2009 et mis en place à partir de janvier 2010, consiste à octroyer 180 pesos (environ 40 euros) par mois et par enfant –jusqu’à cinq enfants par famille- lorsque les parents sont au chômage, gagnent moins de 1500 pesos (environ 300 euros), ou encore, travaillent dans le secteur informel. D’autre part, des mesures telles que le refinancement de la dette des provinces auprès de l’Etat central lui ont notamment permis de désamorcer l’opposition de certains gouverneurs et de renforcer l’adhésion de ceux qui sont enclins à soutenir le pouvoir exécutif.

Dans un contexte de reprise de l’économie, les sondages ont commencé à rendre compte d’une amélioration de l’image de la présidente. Elle a gagné dix points dans les enquêtes d’opinion au cours des trois derniers mois, mais se situe à des niveaux encore très bas : le gouvernement ne recueille qu’entre 29% et 36% d’opinion favorable selon les divers sondages. Il a toujours une « image négative » auprès d’environ 60% de la population, ce qui confirme que les forces regroupées autour de la Présidente et de son mari, ex-président Nestor Kirchner, ont perdu l’appui des classes moyennes depuis le conflit avec les producteurs ruraux de 2008. Toutefois, les progrès enregistrés ces derniers mois ne rendent pas utopique l’hypothèse de la présentation de l’ex-président Kirchner à l’élection présidentielle de 2011, où il pourrait avoir des chances de l’emporter tant que l’opposition reste divisée.

Quoi qu’il en soit, le climat reste volatile et, en particulier, la perspective de l’échéance électorale de 2011 devrait générer des tensions politiques qui pourraient affecter l’évolution de la croissance. En effet, comme cela s’est produit dans le passé, les agents économiques sont prompts à réagir à des signaux négatifs. A ce titre, l’évolution des dépôts (et la monnaie dans laquelle ils sont libellés) et les entrées/sorties de capitaux sont des variables cruciales à suivre compte tenu de la propension à la dollarisation et à la fuite des capitaux quand la méfiance vis-à-vis de la situation domestique augmente.

En ce qui concerne les sorties de capitaux, les épisodes récents, qu’il s’agisse des troubles domestiques ou de chocs extérieurs défavorables comme la faillite de Lehman Brothers, se sont généralement accompagnés de sorties de capitaux de la part du secteur privé non financier.

Conclusion

La reprise de l’économie argentine s’est consolidée début 2010, alors que les tensions politiques internes demeurent mais semblent de plus en plus maîtrisées par le gouvernement, qui a repris l’initiative politique. Tirée par les moteurs domestiques et favorisée par le dynamisme des exportations, la croissance économique sera donc très dynamique en 2010. Mais la soutenabilité de la reprise n’est pas assurée. Outre les obstacles structurels qui doivent être surmontés pour assoir un nouveau cycle de croissance (faiblesse de l’investissement productif, déficits en matière de modernisation des infrastructures…), divers facteurs agissant sur le court terme laissent planer des doutes en ce qui concerne les perspectives au delà de 2010.

Sur le plan économique, la mesure de l’inflation reste, comme nous l’avons souligné, une polémique non résolue.

L’écart entre la mesure officielle et les chiffres avancés par les analystes privés brouille les anticipations des agents et crée un climat de défiance vis-à-vis de la politique économique et donc de l’évolution future du pays.

Plus important encore, dans la perspective de l’élection présidentielle de fin 2011 un climat de tension et d’incertitude pourrait se développer si les relations entre les forces qui soutiennent le gouvernement et les divers secteurs de l’opposition se dégradent. Un scénario de ce type ne manquerait pas de raviver la prudence voire la méfiance des agents économiques, ce qui pourrait induire un ralentissement de l’activité économique.

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