Géopolitique, pandémie et « intelligence contextuelle » des États

par Tania Sollogoub, Economiste Asie (hors Japon) au Crédit Agricole

Chahutés par les aléas sanitaires, les économistes tentent de trier les perdants et les gagnants de la crise en fonction de ce qu’on appelle pudiquement les « dommages irréparables » dans les économies. En géopolitique, le bilan se pose en termes de puissance et de stratégie. Comment un an de Covid-19 a-t-il changé les dynamiques existantes ? À cela s’ajoute évidemment l’effet Biden. Cet article pose des bases de réflexion et sera suivi, progressivement, par des focus thématiques.

La crise sanitaire modifie les dimensions de la puissance

La définition de la puissance ne fait pas consensus parmi les politologues mais disons qu’elle oscille entre deux pôles : la capacité à imposer et la capacité à convaincre. Depuis les années 50, on a successivement défini la puissance géopolitique par le fait d’obtenir des autres ce qu’ils n’auraient pas fait autrement, puis par la capacité à imposer un ordre du jour international et à y apporter des solutions, et enfin, par celle d’agir sur le désir des autres, en modelant préférences et imaginaires. Notion proche de ce que Bourdieu appelait la « puissance symbolique »[1]. La bataille géopolitique se joue donc aussi autour de cette capacité à convaincre le monde de ce qui est « orthodoxe » et de ce qui ne l’est pas, et cela dans tous les domaines. Un affrontement hégémonique est une bataille de doxa globale.

Toutes ces dimensions de puissance ont été plus ou moins synthétisées par Joseph Nye[2] dans les expressions de puissance forte (le hard power renvoie à l’idée de coercition), de puissance douce (le soft power contient la définition des ordres du jour, l’attraction et la persuasion), ou de puissance « smart » (un mélange de soft et de hard, qui permet d’imposer des normes, notamment juridiques).

Par ailleurs, cette définition est évolutive car marquée par les innovations technologiques qui créent de nouveaux instruments de puissance, modifient la nature du fait politique et ouvrent des espaces d’affrontement – la cyberguerre. Enfin, la puissance dépend de la stratégie des États. Ainsi, comme la guerre est devenue totale, l’affrontement géopolitique n’a aujourd’hui plus de bornes. Le général chinois Qiao Liang a formulé cette notion de « guerre hors limites » dans un ouvrage qui a d’abord été un best-seller en Chine, avant de l’être dans le monde entier : « un seul krach boursier provoqué par l’homme, une seule invasion par un virus informatique, une simple rumeur ou un simple scandale provoquant une fluctuation du taux de change du pays ennemi […], toutes ces actions peuvent être rangées dans la catégorie des armements de conception nouvelle. […] Nous croyons qu’un beau matin les hommes découvriront avec surprise que des objets aimables et pacifiques ont acquis des propriétés offensives et meurtrières ».

L’énoncé de ces dimensions de la puissance, évolutives et interactives, permet de mieux comprendre l’impact géopolitique énorme de la pandémie. Pas seulement parce qu’elle est partie de Chine, mais surtout parce que le virus active tous ces leviers géopolitiques à la fois : hard, soft et smart. Par ailleurs, deux mots nés de la pandémie ont un effet majeur sur les perceptions de la puissance car ils redéfinissent les préférences et les peurs des citoyens : le risque de pénurie d’une part et, en regard, la recherche de l’autonomie des États dans les domaines considérés comme stratégiques (énergie, santé, technologie, alimentaire, etc.). La crise sanitaire va donc dessiner des lignes de force géopolitiques dont certaines existaient mais qui se sont accentuées, tandis que d’autres apparaissent et s’annoncent lourdes de conséquences pour les entreprises et d’interrogations pour les citoyens, notamment la question des droits de l’Homme. L’une de ces tendances est le décentrement du monde vers l’Asie.

Le décentrement du monde s’accélère mais pas au seul profit géopolitique de la Chine

L’historien Fernand Braudel avait montré que les grandes crises sont l’occasion d’un déplacement du centre de gravité civilisationnel mondial. Le déplacement vers l’Asie était déjà entamé avant la Covid-19 mais la crise l’accélère, et un redémarrage économique en trombe de l’Oncle Sam n’y changera pas grand-chose, sauf si la Chine s’effondre ! Le « siècle asiatique »[3] était déjà évident avec la poussée de l’Asie dans le PIB et la démographie mondiale.

Précisons : dans « siècle asiatique », il faut entendre Asie, pas seulement Chine. Bien sûr, ce renversement est lié au décollage économique de la Chine, en regard avec l’affaiblissement géopolitique américain, accéléré par le désenchantement des populations vis-à-vis de la globalisation, du capitalisme libéral et de la démocratie en général. Mais la pandémie fait évoluer la perception géopolitique de l’Asie car la Corée, Taïwan et Singapour font partie des gagnants de la crise[4] au niveau sanitaire, économique et en matière de gouvernance. Or, il faut se souvenir de la trajectoire institutionnelle de ces pays pour comprendre le type de « modèle » qu’ils portent, marqué par un mélange d’autoritarisme et de capitalisme libéral, puis par une démocratisation relative, dont la nature particulière participe au succès du capitalisme digital.

L’affirmation des « puissances-verrou »

Dans l’imaginaire collectif mondial, il n’y aura donc pas un seul modèle politique gagnant contre le virus en Asie, et cela va diminuer d’autant le capital symbolique que la Chine a cherché à accumuler, fêtant sa victoire contre le virus. De plus, la pénurie de micro-processeurs souligne le rôle de ces mêmes pays d’Asie de l’Est dans la chaîne de valeur électronique, auxquels il faut ajouter le Japon. Ce ne sont certes pas des puissances concurrentes dans la course à l’hégémonie, mais ce sont désormais des « puissances-verrou », comme tous les pays riverains des golfes stratégiques pour le transport de l’énergie. Cette notion de pays-verrou a pris une grande importance avec la pandémie.

Par ailleurs, l’appartenance de ces pays au « clan occidental » accroît la menace d’endiguement géopolitique pour la Chine, du nom de la stratégie menée par l’OTAN autour de la Russie. Ces derniers mois ont donc été marqués, sans surprise, par un activisme politique intense dans la zone, venant de Washington comme de Pékin. Les premiers cherchant à réactiver des alliances à travers le groupe Quad[5] ; les seconds à éviter l’isolement géopolitique en trouvant des domaines de coopération commerciale. C’est le sens de l’accord de libre-échange RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership), qui n’empêche cependant pas la tension militaire de monter autour de Taïwan et en mer de Chine en général, car il reste vital pour Pékin de ne pas renoncer à la maîtrise de son étranger proche.

Le capital symbolique va être au cœur de la bataille hégémonique

Il a déjà été essentiel dans l’ascension géopolitique de la Chine : le consensus de Pékin a été vu par certains pays comme une alternative au consensus de Washington, que les Occidents eux-mêmes ont déclaré mort. En Afrique, la capacité de la Chine à faire rupture sur la pauvreté, en utilisant le levier des infrastructures, a construit un capital de popularité. Certes, le piège de la dette est réel et la vision de la Chine a évolué négativement, mais il n’empêche, c’est sur ce même levier de l’efficacité que va appuyer la diplomatie du vaccin, tout au long des Routes de la Soie. À preuve, les affiches remerciant « frère Xi » dans les rues de Belgrade. D’autant qu’en regard, les difficultés sanitaires occidentales ouvrent un espace pour ce capital symbolique, et pas seulement à la Chine.

Comme pour les individus ou les entreprises, la géopolitique se réfléchit en termes de puissance relative mais aussi de capacité des États à profiter des opportunités en situation de crise : « Les talents machiavéliens sont essentiels, tout comme l’intelligence émotionnelle qui détermine la capacité à la conscience et au contrôle de soi, et l’intelligence contextuelle, qui permet de comprendre un environnement changeant, d’exploiter les tendances de celui-ci et de faire jouer en conséquence les autres talents dont on dispose » (J. Nye). Reste à savoir si la diplomatie des droits de l’Homme permettra de reconstruire, ou non, un capital symbolique autour de l’alliance occidentale. Et si d’autres puissances dites secondaires, comme Israël, les Émirats arabes unis, l’Inde, le Pakistan ou la Turquie, ne vont pas profiter plus vite que la Chine, les États-Unis, la Russie ou l’Europe, des opportunités géopolitiques.

NOTES

  1. Sur toutes les questions de pouvoir symbolique, voir le livre passionnant de Roromme Chantal, « Comment la Chine conquiert le monde », aux éditions Les Presses de l’Université de Montréal, novembre 2020.
  2. The Future of Power, PublicAffairs, 2011
  3. The Asian century is set to begin, Financial Times, mars 2019
  4. La question indienne sera traitée dans une autre publication
  5. Une alliance créée en 2007 entre les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon afin de contrebalancer la puissance chinoise

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