La dette (allemande) et l’Europe : une longue et « drôle » d’Histoire

par Xavier Lépine, président du directoire de La Française AM

En entendant les élites d’aujourd’hui qui répètent à qui veut l’entendre : la construction de l’Europe s’est faite « à l’envers » ; le traité de Lisbonne de 1997 entérinant la création de l’euro n’aurait jamais dû se faire sans l’adoption d’une gouvernance politique renforcée – les États-Unis d’Europe pour certains, une forme de fédéralisme pour les autres, on pourrait s’interroger sur la compétence de nos élites d’hier. En tout état de cause, les critères économiques et financiers du traité de Maastricht de 1992 devaient dépasser le cadre d’intentions plus ou moins sanctionnables pour constituer des garde-fous coercitifs.

C’est avoir une mémoire bien courte et sélective que de réduire les débats politiques et économiques à ce seul péché originel d’il y a 15 ans. Ce serait la négation même de l’Histoire de la construction européenne que de la réduire à une simple problématique d’efforts budgétaires et de productivité sur les 10 dernières années avec les Allemands vertueux d’un côté et les cigales des pays du Sud de l’autre. Même si cela a été effectivement le cas, l’euro ayant clairement facilité les dérives des uns et le cercle vertueux des autres. Il me semble important de rappeler aujourd’hui l’Histoire de l’Europe, les souffrances et les efforts consentis par les uns et les autres et d’inscrire ainsi les difficultés actuelles dans un respect d’humanité et de continuité de l’Histoire qui devrait animer les hommes politiques européens à commencer par nos partenaires Allemands.

Sans remonter à toutes les guerres qui ont ravagé l’Europe depuis des siècles, celles postérieures au début de la deuxième ère industrielle illustrent bien les enjeux économiques et financiers et… la gestion de la dette publique externe en filigrane. Ainsi la guerre de 1870 est née de la volonté de Bismarck (royaume de Prusse) de dominer toute l’Allemagne qui était alors une mosaïque d’États indépendants… en commençant par proposer la candidature du Prince allemand Léopold au trône d’Espagne vacant depuis la révolution de 1868 et provoquer ainsi la France. La France perd la guerre, retrouve ses frontières de 1681 !, i.e. perd l’Alsace et la Lorraine, soit près de 4 % de la population française et un peu plus en PIB, et verse une indemnité de guerre de 5 milliards de franc-or équivalant à 20 % du PIB français (identique alors au PIB Allemand) ; les allemands occupent une partie de la France jusqu’au paiement total en 1873… L’Allemagne bismarckienne domine ainsi l’Europe continentale pendant près de 30 ans, animant le nationalisme français et l’esprit revanchard qui s’amplifie jusqu’en 1914

1914-1918… où l’histoire contemporaine commence à s’écrire…

La France dominée en Europe par l’Allemagne développe son empire colonial pour accéder aux matières premières que l’Allemagne plus industrielle est obligée d’acheter au prix fort. Les nationalismes montent, l’Allemagne cherche à s’approprier des matières premières par une conquête des Balkans, la France est restée humiliée par le traité de 1870… Le jeu des alliances, conséquence des guerres du XIXe siècle fait le reste.

Le paiement des réparations (la « grande » guerre s’étant passée uniquement sur le territoire français et l’appareil productif allemand étant resté intact), dont chacun sait qu’il sera une des causes de la montée du nationalisme allemand et de la deuxième guerre, est fixé en 1921 à 132 Mds de marks, soit 2,8 fois le PIB allemand de 1913 (47 Mds de Marks) et 5 fois le PIB français… Montant totalement insupportable et, comme pour la Grèce en 2012, la dette allemande est rapidement effacée de 60 % et son paiement annuel ramené à 2 Mds de marks, soit un peu plus de 4 % du PIB… montant qui ne fut payé qu’une année car dès 1923 un moratoire est déclaré. L’ingénierie financière mise en place à l’époque pour sauver l’Allemagne n’étant pas sans rappeler le plan Grec (dont l’Allemagne a été pourtant un farouche opposant au cours des deux dernières années) : Charles Dawes (dont Nicholas Brady a dû s’inspirer dans la décennie 90 pour la restructuration des dettes souveraines d’Amérique Latine, d’Europe de l’Est, d’Afrique etc…) propose d’abaisser les annuités et d’assurer les paiements annuels via une série «d’emprunts Dawes» émis par l’Allemagne à 25 ans avec un taux d’intérêt de 7%. L’Allemagne paye ainsi une petite partie de sa dette en émettant une dette nouvelle (nous sommes passés de 132 Mds puis à 50 Mds dont 2 Mds par an… puis 800 millions de marks de paiements annuels effectifs…).

Ce montant s’avère rapidement une nouvelle fois trop lourd pour l’Allemagne lorsque la crise de 1929 se propage à l’Europe. Une nouvelle restructuration, sous l’égide de Owen Young (CEO de General Electric) est nécessaire, le montant est encore réduit d’un tiers, le paiement est étalé sur 59 ans ; parallèlement à de nouvelles obligations, l’emprunt Young est émis, pour un montant de 1,2 Mds de marks à 5,5% avec une maturité de 35 ans pour renflouer les caisses de la Banque Centrale Allemande… Enfin, la première « banque centrale européenne » avec à sa tête un français Pierre Quesnay, l’ancêtre de Jean-Claude Trichet, est créée pour suivre ces problématiques : la Banque des Règlements Internationaux. Cette nouvelle restructuration des réparations ne peut de nouveau être payée et la France renonce en 1932 à tout paiement au titre des indemnités. Elle aura touché 17 % du montant prévu soit à peu près 1 an de PIB français (7 mois de PIB allemand) étalé sur 10 ans… ; ce qui aura permis à la France d’être en excédent budgétaire de 1926 à 1929 !

L’Histoire de la dette allemande et donc de l’aide, bien involontaire, de ses créanciers ne s’arrête cependant pas là. Les emprunts Dawes et Young courent toujours et dès 1934, l’arrivée d’Hitler au pouvoir, ajoutée aux réelles difficultés économiques, stoppe les paiements des obligations. Dix-neuf ans plus tard, en 1953, un nouveau traité est signé avec les Allemands, les obligations Dawes et Young sont échangées contre de nouvelles obligations avec un abandon de créance de 40 % (no comment…) et sont remboursées en 1969 pour les emprunts Dawes et 1980 pour Young… 50 ans après leur émission et avec un taux d’intérêt réduit (autour de 5% pour une inflation à 10%) sur un principal amputé de 40 %…

Nouvelle ironie de l’histoire allemande et de sa dette

Si les accords de 1953 prévoyaient bien le paiement des sommes dues jusqu’en 1945, la RFA refusait de payer les intérêts impayés sur ces obligations dues par l’Allemagne sur la période 1945 – 1952. L’argument : il n’était pas question que la RFA paye seule des sommes partiellement dues par la RDA ! Une clause prévoyait donc que ces sommes ne seraient payées qu’en cas de réunification de l’Allemagne… En 1990, l’Allemagne reprit donc les paiements, de nouveaux certificats représentatifs des intérêts impayés étant émis à un taux de 3 % (pour mémoire les taux étaient à plus de 10 % à l’époque) dont le montant en principal a été remboursé le 3 octobre 2010 près de 100 ans après la guerre… et à un moment où les nouveaux mauvais débiteurs ne sont plus l’Allemagne vertueuse (qui paye 90 ans plus tard une portion congrue de sa dette) mais une partie de ses anciens créanciers qui sont devenus lourdement endettés entretemps.

Pour complexifier encore un peu plus ce tableau historique, les relations greco-allemandes ne sont pas non plus des plus simples. La conférence internationale de 1946 a condamné l’Allemagne à une indemnisation de 7 Mds de dollars au titre des dommages causés par l’occupation allemande de 1941 à 1944. L’Allemagne n’a jamais payé cette somme pour trois raisons officielles : la création de la RFA en 1949 et donc la discontinuité de l’Etat ; la réunification allemande de 1990 a été reconnue par la Grèce et a valeur de « traité de paix » ; Athènes a reçu après-guerre des paiements en nature sous forme de «machines et matériels prélevés sur l’Allemagne nazie (des panzers ?)» (sic). La Grèce devrait proposer de payer les Allemands en séjours sur les îles et en huile d’olive !, À cela s’ajoute une autre raison, la guerre civile grecque et la lutte contre le communisme post seconde guerre qui étaient des préoccupations autrement plus prégnantes que de réclamer des indemnisations à un pays qui s’était illustré par le non-respect de ce type d’engagements dans la guerre précédente. Augmentés du seul taux d’inflation, 7 Mds de dollars de 1946 valent 80 Mds de dollars…

Mon propos n’est pas de reprendre le slogan des années 20 «l’Allemagne paiera», ni de suggérer aux Grecs de déclarer l’indépendance du Péloponèse ou aux Espagnols celle de la Catalogne, mais de rappeler que la création de l’Europe s’est faite sur les cendres des destructions massives et des génocides des guerres européennes. Le «plus jamais ça» de la première guerre mondiale n’a pu se concrétiser du fait de la montée des nationalismes eux-mêmes issus des crises économiques et de la volonté inadaptée des nations à faire payer à des peuples des sommes impossibles, qu’elles soient légitimes ou non. Les pays signataires du traité de Lisbonne créant l’euro n’avaient pas de pistolet sur la tempe et rien ne les obligeait à le faire sauf le devoir de mémoire et la volonté d’une paix durable dans une Europe unie.

Il apparaît évident, ex-post bien sûr, que les différentiels de compétitivité entre les pays n’autorisaient pas la création d’une monnaie unique sans processus d’ajustements qu’ils soient budgétaires, de transferts ou sociaux. Et si dans un premier temps ce sont les pays les plus faibles qui ont le plus profité de l’euro via la dette, ce sont également ces pays qui payent maintenant les frais d’une construction européenne rendue nécessaire par les conflits qui n’ont cessé d’opposer les deux grandes nations européennes. Les Allemands ont certes été d’une grande rigueur dans ce processus mais aujourd’hui ce sont des populations, peut être indûment plus riches de biens, qui souffrent du pire des maux : le chômage.

Il serait moralement, économiquement et financièrement injuste et dommageable que les deux grands bâtisseurs de l’Europe ne réparent pas les erreurs de conception d’un système qu’ils ont porté sur les fonts baptismaux du fait même des guerres qui les opposaient. Lorsque François Mitterrand et Helmut Kolh se recueillirent en 1984 dans le cimetière de Douaumont sur les victimes de ces guerres en pensant à l’Europe qu’ils devaient construire, ce n’était certainement pas pour créer un système qui conduirait dès le premier choc récessionniste mondial à des taux de chômage de 25 % dans les pays les plus fragiles de cette Europe que nous souhaitions tous unis et solide de par leur union même. Il est dommage que leurs successeurs semblent frappés d’amnésie sélective, et la compétence de nos élites d’aujourd’hui est peut être plus à mettre en cause que celle de nos élites d’hier. Cent millions de personnes, soit l’équivalent du tiers des européens d’aujourd’hui, c’est le nombre de morts des deux guerres mondiales ; mille Mds d’euros seraient le coût de construction de l’Europe, soit 10 000 euros par vie perdue, ou 3 300 euros par Européen, c’est finalement peu cher pour vivre en paix dans une prospérité commune retrouvée qui mettrait l’Europe au même rang que les Etats-Unis et la Chine.

Cette Europe du « chéquier commun » souffre de dysfonctionnements graves dont la complexité est grande mais le traité de Lisbonne, ne prévoyant pas de sortie de l’euro, est conceptuellement proche du mariage sous le régime de la communauté universelle où les patrimoines sont unis sans distinction d’origine, à la différence de la communauté réduite aux acquêts ou de la séparation de biens. Une sortie d’un pays de l’euro n’étant juridiquement pas prévue, le pays sortant serait donc condamné à indemniser lourdement ses partenaires pour non-respect d’un traité international… et l’Histoire recommencerait, à commencer par la Grèce qui vivrait une situation comparable à celle de l’Allemagne post première guerre mondiale d’hyper inflation, de récession, de pauvreté et de chômage durable. Les plus faibles se sont drogués aux déficits et à la dette que les plus forts ont facilité dans une situation de guerre moderne qui est économique, mondiale et non déclarée. Il est maintenant temps de démontrer que l’Europe a précisément été créée pour répondre à cette situation.