L’inflation s’éveille

par Patrick Zweifel, Chef économiste chez Pictet AM

Après des années d’apathie, l’inflation reprend des couleurs aux États-Unis et à un rythme encore mal apprécié des investisseurs.

Les États-Unis se délestent enfin des derniers effets de la crise financière mondiale et l’économie mondiale retrouve la santé. Ces deux points indiquent une accélération de l’inflation américaine à court terme, et celle-ci pourra être plus forte que ce que les investisseurs peuvent penser, même si la récente volatilité des marchés laisse entendre qu’ils commencent à prendre conscience du risque.

Par ailleurs, alors que les facteurs temporaires qui freinaient l’inflation sortent des calculs, notamment les cours des matières premières et les variations des taux de change, il existe un risque élevé que l’indice des dépenses de consommation personnelles (PCE), l’indicateur favori de la Réserve fédérale américaine pour mesurer les pressions inflationnistes, connaisse une forte hausse au cours des trimestres à venir.

D’après une analyse de 30 facteurs répartis dans cinq catégories que nous considérons comme des sources principales de pression inflationniste, nous estimons qu’il y a plus de 25 % de chances que l’inflation dépasse l’objectif de 2 % de la Fed cette année, la probabilité la plus forte depuis 2014.

La trajectoire liftée de la courbe de Philips

Pour comprendre pourquoi l’inflation est de retour, il faut tout d’abord se pencher sur les raisons de sa disparition. La réponse se trouve dans la situation économique inhabituelle qui prévalait au début de la crise financière mondiale.

Généralement, lorsque le chômage passe sous un certain seuil ou lorsque ce que l’on appelle l’écart de production (la différence entre les productions réelle et potentielle d’une économie) se resserre, l’inflation commence à augmenter. C’est en partie à cause du fait que les employeurs sont en concurrence pour recruter une main-d’œuvre de plus en plus rare en augmentant les salaires, qui sont ensuite dépensés pour acheter des biens. À partir d’un certain point, une augmentation des dépenses entraîne une hausse des prix. Ce phénomène est appelé courbe de Phillips. Étant donné que cette relation n’a plus été observée récemment, certains économistes estiment qu’elle n’est plus pertinente. L’indice PCE américain hors alimentation et énergie n’a augmenté que de 1,5 % sur l’année en décembre, bien en deçà de son objectif de 2 %, malgré le fait que le chômage soit proche de son plancher historique.

Selon nous, il y a deux explications évidentes au comportement étrange de la courbe de Phillips observé dernièrement. La première est le très faible niveau d’inflation au début de la dernière récession et la seconde est la mondialisation.

Lorsque s’est produite la crise financière mondiale en 2008, le niveau de l’inflation était historiquement faible par rapport au début des précédentes convulsions de l’économie.

Les entreprises et les employés ont donc éprouvé plus de difficultés pour réagir à l’affaiblissement de la demande comme à l’habitude : en repoussant les hausses de prix et en limitant les augmentations de salaire. Normalement, une récession se termine lorsque le coût des biens et des travailleurs devient suffisamment bas pour favoriser la demande. Plus le taux d’inflation initial est élevé, plus vite cet ajustement pourra se produire.

Une inflation faible au départ ralentit donc considérablement l’ajustement. Il était possible d’accélérer les choses en réduisant les prix, mais c’est une décision psychologiquement difficile. En d’autres termes, les prix ont tendance à plus résister aux baisses qu’aux augmentations, ce qui explique pourquoi les économies tombent rarement dans la déflation pure et dure.1

En conséquence de la résistance des prix, la courbe de Phillips a commencé à agir étrangement.2

Lors des périodes où l’inflation dépasse les 2,5 %, la courbe de Phillips se comporte comme le prédit la théorie : une économie plus solide implique une augmentation des prix plus rapide et vice versa. Toutefois, lorsque l’inflation était sous la barre des 2,5 % et que le chômage était élevé (en d’autres termes, lorsque l’écart de production était négatif), la courbe de Phillips s’est aplanie : la baisse des prix ne s’est pas matérialisée malgré la main-d’œuvre abondante et la faible croissance.

Un phénomène mondial

Une inflation de départ faible n’est toutefois qu’un facteur parmi d’autres qui explique l’énigme de la courbe de Phillips. La mondialisation en est un autre. Lorsque William Phillips a décrit pour la première fois la relation entre le chômage et les salaires en 1958, il ne considérait qu’une seule économie, le Royaume-Uni, indépendamment des autres. Et c’est ainsi qu’on a depuis généralement analysé la courbe de Phillips. Cependant, alors que les marchés des produits et du travail se mondialisent, il faut adopter une approche différente. Dans un monde où les livraisons rapides ne traversent plus seulement les frontières, mais également les continents, considérer uniquement la situation économique à l’échelle locale n’a plus de sens. Les chaînes d’approvisionnement mondiales et le commerce toujours plus étendu entre les pays impliquent d’analyser la production potentielle sur le plan international.3 Ainsi, le manque de main-d’œuvre d’un pays peut être comblé dans un autre.

Même si le passage à la mondialisation a marqué le pas au cours de la dernière décennie, la prise en compte des répercussions de l’international dans l’analyse de la courbe de Phillips reste pleinement justifiée. Nous nous sommes penchés sur deux périodes, 1970-93, lorsque la mondialisation était relativement moins présente, et depuis 1994, lorsque la plupart des pays du monde avaient abandonné le communisme et l’autarcie. Pour ces deux périodes, nous avons analysé la courbe de Phillips par rapport à l’écart de production américain et à l’écart de production mondial. Nous avons découvert que le chômage aux États-Unis influençait les salaires américains lorsque le pays était moins ouvert au commerce international. À l’inverse, les salaires étaient plus sensibles à la situation économique internationale depuis le début de la mondialisation.

Cela signifie que l’internationalisation croissante des États-Unis depuis 1994 fait que l’inflation américaine n’est plus seulement un phénomène intérieur, mais elle est de plus en plus influencée par des facteurs mondiaux.

Ainsi, la baisse du chômage aux États-Unis a moins de conséquences sur les pressions inflationnistes dans le pays. De même, une réduction de l’écart de production mondial aura relativement plus d’effets sur l’inflation américaine.

Deux lignes de front

L’économie américaine a réussi à se sortir des précédentes périodes de pressions déflationnistes. Après près d’une décennie d’inflation certes faible mais positive, l’écart entre les prix théoriques et les prix effectifs s’est pratiquement évaporé.

Par ailleurs, l’écart de production du monde a presque disparu sur fond de croissance mondiale solide, ce qui devrait avoir plus d’effet sur l’inflation américaine. Parmi les signes avant-coureurs figurent probablement les fortes hausses récentes des salaires américains et le bond marqué des prix des matières premières, pétrole en tête.

Les investisseurs et les décideurs politiques se sont tellement habitués à l’inflation faible qu’une inversion de tendance pourrait constituer une mauvaise surprise. L’inflation n’est pas morte. Elle n’était qu’en sommeil.

NOTES

  1. Fallick, Bruce C., Michael Lettau et William L. Washer., « Downward Nominal Wage Rigidity in the United States during and after the Great Recession » (Rigidité des salaires nominaux en baisse aux États-Unis pendant et après la Grande Récession), Finance and Economics Discussion Series 2016-001. Washington : Conseil des Gouverneurs de la Réserve fédérale des États-Unis.
  2. Gagnon, Joseph E., « There is no Inflation Puzzle » (Il n’y a pas de mystère de l’inflation), Peterson Institute for International Economics, 17.11.2017
  3. « Understanding Globalisation » (Comprendre la mondialisation), Chapitre VI, 87e Rapport annuel de la Banque des règlements internationaux.