Politique monétaire : nouvelles frontières, nouveaux défis

par Isabelle Job, économiste au Crédit Agricole

– Avec la crise, les Banques centrales se sont retrouvées en première ligne pour amortir les chocs financiers et soutenir le processus fragile de reprise. Elles ont usé de tous les moyens, traditionnels d’abord en mettant leur taux au plancher, puis non-traditionnels en optant pour une gestion active de la taille et de la structure de leur bilan. 

– Si ces mesures ont été dictées par l’urgence face à une crise d’ampleur historique, une telle mise sous perfusion du système financier pose la question de son degré d’accoutumance, avec inévitablement des interrogations sur les effets secondaires associés à ces politiques ultra-accommodantes.

– Le chemin de la sortie s’annonce périlleux, avec un difficile dosage à trouver entre une politique monétaire qui ne doit pas entraver la nécessaire purge des bilans, privés et publics, mais une politique qui doit aussi accompagner ce processus de désendettement pour le rendre supportable à l’heure où les États n’ont plus, pour la plupart d’entre eux, les moyens de jouer un rôle d’amortisseur de crise.

Des Banques centrales toutes puissantes

Depuis le début de la crise financière à l’été 2007, les Banques centrales sont à la manœuvre. Leurs actions à la fois énergiques et inédites ont avant tout visé à éviter un débouclage désordonné des excès d’endettement, qu’ils soient logés chez les ménages, les États ou les banques avec, en toile de fond, le risque d’enclenchement d’une spirale déflationniste, selon des mécanismes semblables à ceux décrits par Fisher (1933) lors de la Grande Dépression. Les enchaînements délétères entre réduction des leviers d’endettement, chute du prix des actifs financiers, de la confiance et de l’activité, sont en effet réapparus sporadiquement sur les écrans radars des Banques centrales. Elles ont cherché à tout prix à conjurer toute menace déflationniste en offrant toujours plus de stimulus ou en intervenant massivement sur des segments de marchés défaillants. Si bien que les intervenants de marchés se sont mis à croire à l’omnipotence des Banques centrales capables à leurs yeux de combattre l’inflation, mais aussi son contraire, de stimuler la croissance et l’emploi, de résoudre les excès bilanciels, d’influencer les taux d’intérêt et de contrer les mouvements indésirables de taux de change…

Il faut bien reconnaître que les Banques centrales ont joué un rôle essentiel dans la gestion de la crise, quitte à composer avec une certaine orthodoxie monétaire. Les taux directeurs ont ainsi et partout atteint des planchers historiques, tutoyant même par endroit la borne limite des zéros. Certaines, dont la Fed, ont même cherché à influencer plus directement la partie longue de la courbe en s’engageant à maintenir des taux bas et pour longtemps1. Ainsi, depuis plus de trois ans, les taux d’intérêt à court terme défalqués de l’inflation évoluent, en particulier dans le monde développé, en territoire négatif, preuve de l’extrême souplesse des politiques monétaires.

Ces politiques agressives n’ont pourtant pas réussi à mordre comme espéré sur les conditions globales de financement des économies et par suite sur l’activité, en raison de hausses de primes de risque compensatoires qui sont venues inhiber les mécanismes de transmission. Devant ce manque d’efficacité et une fois ces munitions traditionnelles épuisées, les Banques centrales ont alors déployé un éventail large d’outils plus hétérodoxes, pour aller plus loin dans l’assouplissement.

Qu’elles utilisent le terme de non-standard ou de non conventionnel, elles ont toutes mené sous une forme ou une autre des politiques d’assouplissement quantitatif (QE ) avec une gestion active de la taille et de la structure de leur bilan. Elles ont tour à tour été : Prêteur en Dernier Ressort (PDR), en offrant coûte que coûte de la liquidité aux banques pour suppléer les échanges interbancaires et les marchés de gros, dans le but d’éviter toute rupture dans la chaîne de financement des économies (Fed un peu, mais surtout BCE) ; ou Acheteur en Dernier Ressort (ADR) de créances privées ou publiques pour apporter de la liquidité et du financement aux segments de marchés endommagés par la crise (un peu BCE, mais surtout Fed et Banque d’Angleterre), se substituant alors aux mécanismes concurrentiels qui assurent traditionnellement une formation stable des prix. 

Ces politiques ont eu pour logique ultime d’assouplir les conditions globales de financement des économies, soit en mettant un couvercle sur les taux publics, la référence sur laquelle se forment les taux de marché et/ou en favorisant le dégonflement des primes de risque exigées par les investisseurs pour prendre des paris plus audacieux (ou ce qui revient au même en regonflant la valeur de ces actifs, présents aux bilans des agents privés, banques ou ménages).

Dans les pays émergents, cet activisme s’est traduit par une accumulation de réserves de change, bien au-delà du matelas de sécurité censé protéger leurs économies des mouvements de balancier de la finance internationale (phénomène de « sudden stop » ou de retrait brutal des capitaux privés étrangers), opposant ainsi une nette résistance à l’appréciation de leur taux de change, parfois taxée de manipulation (cas du yuan chinois). Le Japon ou la Suisse sont également intervenus sur le marché des changes pour enrayer la hausse effrénée de leur devise considérée comme des valeurs refuge.

Au total, les bilans des Banques centrales n’ont cessé d’enfler depuis le déclenchement de la crise pour atteindre au niveau global plus de 18 000 Mds USD, soit un doublement en l’espace de quatre ans. Rien pour le moment n’indique que cette tendance soit en passe de s’inverser, l’exceptionnel devenant subrepticement la norme, les marchés étant même prompts, au moindre accroc financier, à en réclamer encore davantage.

Si, ces mesures ont été dictées par l’urgence face à une crise d’ampleur historique, une telle mise sous perfusion du système financier pose la question de son degré d’accoutumance, avec inévitablement des interrogations sur les effets secondaires associés à ces politiques ultra-accommodantes, surtout si elles s’installent dans la durée. Or, les Banques centrales, Fed en tête, ont plutôt fait preuve dans le passé de comportements asymétriques avec un fort activisme pour nettoyer les dégâts post-éclatement de bulle et une prudence excessive en phase de normalisation.

Les dangers de l’omnipotence

Dans une série de papiers sur l’avenir des Banques centrales3, les économistes de la Banque des règlements internationaux (BRI) alertent sur les dangers inhérents au maintien prolongé de ces mesures de crise.

Un des risques est de reporter dans le temps la purge nécessaire des bilans, tant privés que publics. La profusion de liquidité doit évidemment permettre aux banques de diminuer leur levier d’endettement de façon ordonnée, sans trop endommager la croissance. Mais elle peut également réduire l’incitation à poursuivre ce processus douloureux d’assainissement, ce qui pourrait avoir comme effet pervers d’entretenir les doutes sur la robustesse du système bancaire. Des taux bas peuvent ainsi générer des arbitrages non désirables, en réduisant le coût d’opportunité du portage des créances non performantes4 retardant le processus indispensable de révélation des pertes.

Par ailleurs, cette abondance de liquidité bon marché dans un contexte de faible rémunération des actifs sans risque, encourage les opérations de portage. Une partie de la liquidité offerte lors des deux opérations de refinancement à trois ans de la BCE a ainsi été recyclée sous la forme d’achats de titres de dette publique plus rémunérateurs, en particulier en Espagne ou en Italie. Si cela a permis de rétablir une hiérarchie des rendements plus conforme à la réalité en éliminant la part d’irrationnel lié au stress financier, l’interdépendance entre les risques, souverain et bancaire, s’en trouve également renforcée avec des effets potentiellement déstabilisants en cas de regain d’inquiétude sur la soutenabilité des dettes des États à finances fragiles.

Pour le secteur public, des taux trop bas en entraînant une réduction des charges d’intérêts peuvent donner l’illusion d’une trajectoire d’endettement viable et accroître la tolérance aux déficits publics. C’est en substance une des raisons pour lesquelles la BCE a toujours refusé de se porter Acheteur en Dernier Ressort et à grande échelle de titres publics (au-delà de l’interdiction formelle inscrite dans les statuts de la BCE de recourir à la monétisation des déficits). Les revirements du gouvernement Berlusconi, avec l’abandon au cours de l’été 2011 de mesures promises d’austérité, l’ont sans doute conforté dans ce choix de ne pas relâcher « artificiellement » la pression sur des États trop prodigues. Aux États-Unis, l’aisance avec laquelle la dette publique est refinancée à des taux exceptionnellement bas a, sans doute, atténué l’urgence de l’assainissement budgétaire, alors que le déficit atteint toujours des niveaux insoutenables. Cette bienveillance des marchés peut également venir de la croyance suivant laquelle la Fed, qui est déjà un acteur important du marché obligataire, continuera en cas de nécessité à actionner son pouvoir «illimité» de création monétaire pour financer le déficit public, une forme d’assurance contre le risque de krach ou de défaut.

A cet égard, la frontière entre politiques, monétaire et budgétaire, devient de plus en plus ténue. Le but affiché des programmes d’achats fermes de titres publics par les Banques centrales, américaine et anglaise, est de mettre un couvercle sur les taux, afin de soutenir le processus de reprise. On peut toujours feindre de l’ignorer, mais cela constitue également un coup pouce salutaire pour des États lourdement endettés. x

L’opération Twist menée par la Fed (consistant à jouer sur les maturités de son portefeuille obligataire) s’est, par exemple, accompagnée d’un allongement des maturités des émissions du Trésor américain, preuve que le gouvernement peut chercher à instrumentaliser les actions de la Fed. Le poids croissant de ce type d’interventions peut finir par soulever des interrogations sur le degré de subordination de la politique monétaire à la réalisation d’objectifs budgétaires, surtout si les dettes continuent à enfler. Une telle perte, supposée ou avérée, d’indépendance des Banques centrales nuirait nécessairement à la crédibilité de leur objectif ultime de stabilité des prix à moyen terme, avec en corollaire un risque de dérapage des anticipations d’inflation à caractère auto-réalisateur. Ceci n’est sans doute pas une menace de l’immédiat.

La crise a, en effet, laissé des cicatrices profondes dans la sphère productive, avec d’importantes ressources inemployées, et sur les marchés du travail, avec des taux de chômage historiquement élevés, qui rendent peu probables l’enclenchement d’une spirale inflationniste. Cette logique pourrait néanmoins être bousculée en cas de dommage durable à la croissance potentielle, le risque inflationniste pouvant alors se matérialiser à des niveaux de chômage plus élevé et des taux d’utilisation des capacités plus bas en tendance.

Enfin, la politique monétaire, en fixant le prix de la liquidité, influence la perception et le niveau de tolérance qu’ont les marchés à l’égard du risque (Borio & Zhu, 2008) 5. Des taux trop bas peuvent gonfler artificiellement les valorisations des prix d’actifs basées sur le calcul de flux de revenus ou de cash-flow futurs en valeur actualisée. Dans un univers de taux bas, la recherche de rendement peut inciter les investisseurs à prendre des positions de plus en plus audacieuses au mépris du risque. Sans compter que l’asymétrie de comportement des Banques centrales – laxisme dans la bulle et activisme après son éclatement – peut offrir une incitation supplémentaire à davantage de prises de risque, avec la certitude que des autorités monétaires bienveillantes viendront éteindre l’incendie (forme d’assurance ex-ante confortée par l’action des Banques centrales au cours du dernier cycle).

Autrement dit, des taux maintenus excessivement bas pendant trop longtemps sont un mauvais signal pour les marchés. Certes une partie de cette liquidité abondante et bon marché est thésaurisée et se retrouve au bilan des Banques centrales (sous forme de réserves excédentaires), mais une autre partie va se déverser sur les marchés financiers, sur les marchés émergents à forte rentabilité au risque de gonfler là-bas des bulles de prix d’actifs ou sur les marchés des matières premières.

Ceci témoigne en quelque sorte du caractère « globalisé » des politiques monétaires avec des impacts qui dépassent les frontières domestiques. Si les Brésiliens s’alarment de l’appréciation de leur monnaie, compte tenu de l’afflux de capitaux privés étrangers à la recherche de rentabilité, les Américains, eux, s’offusquent de la politique « mercantiliste » menée par les autorités chinoises. Si ces choix de politique monétaire (bas niveaux des taux dans le monde développé, frein à l’appréciation des monnaies dans les pays émergents) sont dictés par des intérêts purement domestiques, ce qui leur donne une certaine légitimité, ils sont aussi vecteurs de tensions qui, dans la durée, peuvent dégénérer en une guerre des monnaies et ressusciter les tentations au protectionnisme économique et/ou financier

NOTES

  1. Un tel guidage des anticipations sur la trajectoire future des taux directeurs est censé translater vers le bas toute la courbe selon une logique de structure par terme des taux d’intérêt.
  2. Dans son acceptation la plus large, le QE correspond à un gonflement de la base monétaire, somme de la monnaie en circulation et des réserves des banques à la Banque centrale.
  3. Caudio Borio (BIS, WP n°353, sept. 2011), Hervé Hannoun (speech février 2012), Stephen Cecchetti (speech, octobre 2011), Jaime Caruana (speech décembre 2011), Philip Turner (BIS, WP n°367, décembre 2011).
  4. Arbitrage entre le coût de refinancement de ces créances versus le coût de la provision à constituer pour perte qui influe sur le résultat de la banque.

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