Prix du carbone et compétitivité : vrai ou faux débat?

par Matthieu Glachant (MINES ParisTech) et Caroline Mini (La Fabrique de l’industrie)

Les mesures de confinement mises en place pour endiguer la pandémie de Covid-19 ont entraîné une baisse des émissions mondiales de CO2 alors que celles-ci ne faisaient qu’augmenter depuis 19751 à l’exception de trois événements majeurs – le deuxième choc pétrolier de 1979, la dissolution de l’Union soviétique en 1991 et la crise financière de 2009. Selon les chiffres estimés en avril, cette diminution surpasse celle des précédentes crises et serait de l’ordre de 5,4 % en 2020. Cette baisse inédite ne suffira pourtant pas à limiter le réchauffement climatique à 1,5°C, objectif pour lequel le rythme de réduction devrait être de 7,6 % par an2.

Au niveau national, l’atteinte de la neutralité carbone d’ici 2050 nécessite un rythme de décarbonation plus élevé que celui des dernières années et un renforcement du prix du carbone pour inciter producteurs et consommateurs à privilégier des options bas carbone. Nous montrons que le marché européen du carbone n’a pas, dans ses premières phases de fonctionnement, nui significativement à la compétitivité industrielle, alors qu’il a conduit à une baisse des émissions des secteurs concernés. Des études économétriques projetant un prix du carbone plus élevé suggèrent qu’un prix du carbone ne dépassant pas 100 €/tCO2 n’aurait pas d’impact très sensible sur l’emploi mais entraînerait une réallocation significative de l’emploi entre entreprises et secteurs industriels, avec des effets hétérogènes selon les secteurs. Au-delà de ce seuil, les incertitudes sont trop grandes pour prédire les conséquences sur l’emploi.

Jusqu’à 100 € la tonne de CO2, l’impact sur la compétitivité industrielle resterait limité

Les nombreuses études économiques main- tenant disponibles révèlent que le marché européen du carbone n’a pas, pendant ses premières phases de fonctionnement, porté de préjudice significatif à la compétitivité et à l’emploi des entreprises intensives en énergie et exposées à la concurrence extra-européenne. Cette absence d’effet global peut toutefois mas- quer une réallocation des salariés au sein des entreprises, depuis les installations régulées vers les installations non régulées par le dispositif.

Sur le front du climat, le bilan est positif puisqu’il a permis de réduire de 10 % les émissions de gaz à effet de serre entre 2005 et 20123, tandis que les fuites de carbone sont restées très limitées, malgré un prix du carbone qui a longtemps stagné sous les 10 €. Il a également favorisé l’innovation verte, à en juger par l’augmentation des dépôts de brevets sur les technologies bas carbone par les entreprises européennes.

En France, les entreprises industrielles non couvertes par le marché européen du carbone sont soumises à la taxe carbone nationale dont le taux de 44,60 €/tCO2 est actuellement supérieur au prix du marché du carbone. Une étude récente de l’OCDE estime qu’une aug- mentation de la taxe carbone de 44,60 €/tCO2 à 86,20 €/tCO2 (montant initialement prévu en 2022 dans le projet de loi de finances pour 2018) n’aurait pas d’effet significatif sur l’em- ploi manufacturier total mais induirait un redé- ploiement des salariés au profit des entreprises et des secteurs les plus économes en énergie4. Les secteurs les plus touchés négativement par ce redéploiement seraient la fabrication de produits métallurgiques de base, de produits alimentaires, de boissons, d’articles d’habil- lement, de matières plastiques, de machines et équipements et de produits minéraux non métalliques. Ce redéploiement reste toutefois modeste: il concernerait 0,44% des effectifs dans la fabrication de produits métallurgiques de base, secteur le plus touché5. Cet effet sur l’emploi serait différencié selon le niveau de qualification : une augmentation du prix de l’énergie contribuerait à une augmentation de la part des emplois qualifiés dans la main- d’œuvre industrielle au détriment des emplois peu qualifiés.

Ces estimations constituent une limite haute : elles reposent en effet sur des études qui ne prennent pas en compte les bouclages macroéconomiques pouvant toucher l’ensemble de l’économie française (augmentation de l’activité des entreprises qui fournissent des solutions bas carbone, redistribution des recettes d’une taxe carbone, investissement dans l’innovation …).

Plus généralement, les études disponibles suggèrent qu’une augmentation du prix du carbone à des niveaux ne dépassant pas 100 €/tCO2 n’aurait pas d’effet très sensible sur la plupart des secteurs intensifs en énergie et exposés à la concurrence internationale. Cependant, des réallocations de l’emploi à l’intérieur des entreprises et des secteurs industriels seraient à prévoir. Au-delà, les incertitudes demeurent trop grandes, d’autant que l’impact sur la com- pétitivité dépendra des modalités de distribution des quotas, des mesures d’accompagnement et des efforts des partenaires commerciaux.

Comment préserver la compétitivité de l’industrie tout en renforçant les efforts de réduction des émissions ?

L’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne fait partie des dispositifs d’accompagnement en discussion pour soutenir la compétitivité des entreprises et augmenter l’impact des politiques climatiques tout en limitant les fuites de carbone. Il s’agit d’appliquer un prix du carbone aux importations de biens produits hors de l’Union européenne, afin de compenser l’écart de tarification du carbone entre le pays exportateur et l’Union européenne.

Selon les études réalisées, cet instrument réduirait de moitié environ le taux de fuite de carbone pour les secteurs intensifs en énergie et exposés à la concurrence internationale et ne compenserait pas totalement leur perte de production6. Ceci vient notamment du fait que seule la part de la production des entreprises extra-européennes exportée vers l’Union européenne est taxée, ce qui leur permet de conserver un avantage compétitif sur les marchés tiers – sauf si les exportations extra-européennes sont détaxées. L’ajustement carbone aux frontières demeure toutefois plus efficace pour réduire les fuites de carbone que l’allocation de quotas gratuits basée sur la production historique7, qui fut la méthode d’allocation, en vigueur jusqu’en 2020, sur le marché européen du carbone. En outre, il engendre une diminution de la demande pour les biens ayant un contenu en carbone élevé, devenus plus chers et une augmentation des coûts de production des entreprises situées en aval de la chaîne de valeur. Des études d’impact sont nécessaires pour évaluer l’ampleur de ces effets. Notons que cette mesure inciterait les pays tiers à engager des politiques climatiques plus ambitieuses, puisqu’ils réduiraient ainsi la taxation de leurs exportations.

Mais une autre voie, plus aisément compatible avec les règles de l’OMC, consisterait à taxer en aval la consommation de certains matériaux ayant un contenu élevé en carbone tels que l’acier, le plastique, le papier et le ciment, ciblant ainsi de manière indifférenciée la production locale et les importations. Cette mesure, combinée avec une allocation de quotas gratuits basée sur la production courante, prévue à partir de 2021 sur le marché européen, serait aussi efficace que l’ajustement carbone aux frontières pour limiter la perte de production et les fuites de carbone8. Mais là aussi, l’évalua- tion de l’ensemble de ces effets économiques reste à effectuer.

Enfin, le soutien à l’innovation bas carbone offre une perspective complémentaire, en modérant le coût des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Un quart de l’effort budgétaire de l’État dédié à l’innova- tion privée était consacré à l’innovation bas carbone en 20199. Bien qu’il soit difficile de savoir si ces montants sont à la hauteur des besoins ni quels sont leurs effets sur la com- pétitivité des entreprises, nous observons que l’effort d’innovation français s’est orienté vers les technologies bas carbone depuis 2000, la part des inventions bas carbone dans le total des inventions nationales étant supérieure de 2 points de celle de la moyenne des pays de l’OCDE en 201510.

Conclusion

Pour atteindre la neutralité carbone, le prix de la tonne de carbone est destiné à augmenter, ce qui, au-delà du seuil de 100 € la tonne, pourrait peser sur la com- pétitivité des entreprises industrielles en l’absence de mesures d’accompagnement. Outre le marché européen du carbone et la taxe carbone, les normes réglementaires concourent à former un prix implicite du carbone, avec des effets différenciés sur la compétitivité des secteurs et la transformation des chaînes de valeur qu’il s’agira d’évaluer.

NOTES

  1. Données sur les émissions mondiales de CO2 de 1975 à 2014 issues de la Banque mondiale. Consulté le 7 mai 2020. Source : Centre d’analyse des informations relatives au dioxyde de carbone, division des sciences de l’environnement, Oak Ridge National Laboratory, Tennessee, États-Unis.
  2. Selon le rapport de l’UNEP, les émissions mon- diales de CO2 devraient diminuer de 2,7 % par an à partir de 2020 pour limiter le réchauffement à 2°C et de 7,6 % par an pour un objectif de 1,5°C. United Nations Environment Programme (2019). Emissions Gap Report 2019. UNEP, Nairobi.
  3. Dechezleprêtre et al. (2018).
  4. Dussaux (2020).
  5. Ibid.
  6. Branger et Quirion (2014). Böhringer et al. (2012).
  7. Monjon et Quirion (2011).
  8. Böhringer et al. (2015).
  9. Calculs des auteurs à partir des montants alloués dans le cadre du Grand Plan d’Investissement et du crédit d’impôt recherche dans le projet de loi de finances pour 2019.
  10. Calculs des auteurs réalisés à partir des données PATSTAT.

En savoir plus

Matthieu Glachant (MINES ParisTech), Caroline Mini (La Fabrique de l’industrie), Quand le carbone coûtera cher. L’effet sur la compétitivité industrielle de la tarification du carbone, Paris, Presses des Mines, 2020.

Bibliographie :

Böhringer C., Balistreri E.J., Rutherford T.F. (2012), « The Role of Border Carbon Adjustment in Unilateral Climate Policy: Overview of an Energy Modeling Forum Study (EMF 29) », Energy Economics, 34 (Supp. 2), S97-S110.

Böhringer C., Rosendahl K.E., Storrøsten H.B. (2015), « Mitigating Carbon Leakage: Combining Output-Based Rebating vvith a Consumption Tax », ZenTra Working Papers in Transnational Studies 54/2015.

Branger F., Quirion P. (2014), « Would Border Carbon Adjustments Prevent Carbon Leakage and Heavy Competitiveness Losses? Insights from a Meta-Analysis of Recent Economic Studies », Ecological Economics, 99, 29-39

Dechezleprêtre A., Nachtigall D., Venmans F. (2018), « The Joint Impact of the European Union Emissions Trading System on Carbon Emissions and Economic Performance », OECD Economics Department Working Papers no1515.

Dussaux D. (2020), « Les effets conjugués des prix de l’énergie et de la taxe carbone sur la performance économique et environnementale des entreprises françaises du secteur manufacturier », OCDE, no154, Éditions OCDE, Paris.

Monjon S., Quirion P. (2011), « A Border Adjustment for the EU ETS: Reconciling WTO Rules and Capacity to Tackle Carbon Leakage », Climate Policy, 11(5), 1212-1225. DOI: 10.1080/14693062.2011.601907