Chine : les entreprises, bénéficiaires ou victimes collatérales des politiques économiques ?

par Constance Boublil, économiste à la Coface

Face au ralentissement de la croissance début 2012, les autorités chinoises tentent pour l’instant de jongler entre deux objectifs : soutenir l’activité à travers une politique budgétaire ciblée et maintenir le cap du rééquilibrage de la croissance vers la consommation à travers des revalorisations salariales.

Quel est alors l’impact des politiques économiques sur les entreprises ? Les hausses de salaires – pilotées par les autorités pour soutenir la consommation – fragilisent nombre d’entreprises, qui voient leurs marges se contracter depuis avril. Par ailleurs, si les mesures budgétaires engagées constituent, à ce stade, un véritable soutien pour les entreprises, une relance plus agressive avec l’ouverture des vannes du crédit comme en 2008/2009 pourrait en revanche avoir des effets collatéraux sur les entreprises du secteur privé (sidérurgie, construction, textile, jouet). Or, les mauvaises nouvelles en provenance d’Europe s’accumulent : crise bancaire en Espagne, récession en Italie, sortie possible de la Grèce de la zone euro, autant d’événements qui pourraient conduire les autorités chinoises à faire le choix du soutien massif de la croissance… coûte que coûte.

Après avoir lancé en 2008 un des plans de relance les plus imposants de toutes les économies émergentes, les autorités chinoises se trouvent de nouveau face au ralentissement de l’activité au 1er semestre 2012. Les mauvaises nouvelles se multiplient : ralentissement des ventes de détail, de la production industrielle qui atteint son plus bas niveau depuis 35 mois et recul de 11% des exportations vers l’Europe depuis le début de l’année. Un autre indicateur avancé est également dans le rouge : les commandes de Noël – qui habituellement sont passées en mars – ne s’élèvent qu’à 40% du niveau des commandes des années précédentes selon les exportateurs chinois.

Mais la situation actuelle est bien différente de celle de 2008. Le choc sur la demande externe est moins violent qu’après la faillite de Lehman Brothers et les déséquilibres engendrés par l’ouverture des vannes du crédit en 2008 constituent des défis supplémentaires à gérer pour les autorités. La réponse en termes de politiques économiques sera donc plus mesurée qu’en 2008 et plus structurelle. Elle n’en restera pas moins un élément crucial affectant les entreprises en 2012.

Ainsi, l’objectif de cet article est d’analyser l’impact des politiques économiques – conjoncturelles et structurelles – en Chine sur les entreprises. Plus précisément, dans quelle mesure le plan de relance de 2008 mais aussi les mesures de stimulus fiscal annoncées début 2012 et les politiques structurelles mises en œuvre affectent les entreprises.

Le plan de relance post-Lehman a eu aussi des effets négatifs sur les entreprises du secteur privé

Après la faillite de Lehman Brothers et face à la contraction du commerce international, les autorités ont mis en place un vaste plan de relance de 586 Mds de dollars et ont levé les quotas sur les prêts fixés annuellement aux banques. Les mesures de relance budgétaire et l’envolée du crédit (+33% en 2009) ont été bénéfiques à certains secteurs qui ont été placés sous perfusion (prime à la casse dans l’automobile, subventions à l’achat dans l’électroménager, projets d’infrastructures). Mais, le plan de relance a également eu des effets collatéraux.

L’ouverture des vannes du crédit a principalement bénéficié aux projets d’investissement, ce qui a accentué le déséquilibre macro-économique entre l’investissement et la consommation. La part de la consommation dans le PIB a encore baissé en 2009, atteignant 34% contre 46% en 2000. Or, dans un contexte de ralentissement de la demande extérieure, dynamiser la consommation des ménages est devenu un enjeu central. Ainsi, depuis 2010, les autorités ont lancé des politiques de revalorisation salariales pour inverser la tendance et soutenir le salarié-consommateur chinois. Mais, ces politiques de hausses de salaires minimum (de plus de 20% en 2010 et en 2011) ne seront pas sans conséquence pour les entreprises.

En outre, le biais pro-public du plan de relance de 2008 a accentué les difficultés d’accès au financement du secteur privé. En effet, l’ouverture des vannes du crédit a principalement bénéficié aux entreprises publiques et aux collectivités locales qui se sont endettées (à hauteur de 27% du PIB) via des plateformes de financement au fonctionnement opaque. Mais face aux risques de hausse des créances douteuses et de mauvaises allocations des ressources, la politique monétaire a changé de cap en janvier 2010. Les autorités ont réintroduit des quotas sur les prêts que les banques peuvent octroyer chaque année, générant un ralentissement de la croissance du crédit (+20% en 2010 et +16% en 2011).

Les entreprises privées – qui avaient d’ores et déjà un accès très limité aux ressources bancaires – ont alors fait face à une hausse des coûts de financement spectaculaire dans le secteur bancaire informel, les taux d’intérêt atteignant jusqu’à 100% au printemps 2011.

Ainsi, le plan de relance de 2008, tout en ayant pour objectif de soutenir l’économie, a engendré des déséquilibres aujourd’hui coûteux pour les entreprises du secteur privé. Le sondage auprès de 5 000 PME du Zhejiang (une des plus riches provinces côtières au sud de Shanghai) et du Guangdong, publié en octobre 2011 par l’université de Pékin (1) confirme l’impact des politiques économiques chinoises post-Lehman (hausses des salaires mini- mums et réintroduction des quotas de prêts) sur les entreprises. 82% des entreprises interrogées se disent affectées par la hausse du coût du travail et 45% se disent touchées par des difficultés de financement.

Les politiques économiques : une préoccupation majeure des entreprises

Selon l’étude sur le comportement de paiement des entreprises en Chine réalisée en 2011 par Coface, les politiques économiques – conjoncturelles et structurelles – joueront un rôle-clef sur le tissu microéconomique chinois en 2012.

Interrogées sur leurs craintes, les entreprises citent comme première inquiétude le manque d’accès au financement. Cette préoccupation est devenue centrale avec la réintroduction des quotas sur les prêts en 2010 et concerne la nature extensive ou restrictive de la politique monétaire. Autre inquiétude citée, les hausses de salaires, politique structurelle engagée par les autorités pour rééquilibrer le modèle de croissance vers la consommation, auront un impact significatif sur les entreprises en 2012 et même à moyen terme. Enfin, le ralentissement de la demande externe constitue une inquiétude importante pour les entreprises en 2012.

La politique monétaire rend le financement des entreprises du secteur privé plus rare et plus risqué

Pour appréhender l’évolution du financement des entreprises en Chine, il est nécessaire de prendre en compte ce que la Banque centrale chinoise appelle le Total Social Financing, c’est-à-dire une acception large des financements disponibles pour les entreprises chinoises. En effet, le crédit bancaire ne constitue plus l’unique source de financement. Ces dernières années, la progression des modes alternatifs de financement a été plus rapide que celle des crédits bancaires.

Les quotas de prêts et les nouvelles réglementations introduits par la Banque centrale seront les premiers responsables du ralentissement du Total Social Financing. La croissance de ce dernier a en effet ralenti en 2011 et cette tendance devrait se confirmer en 2012, les autorités souhaitant conserver le contrôle à la fois sur le crédit bancaire et sur les modes alternatifs de financement.

Après avoir connu une croissance exponentielle en 2009 dans le sillage du plan de relance post-Lehman, les autorités ont souhaité ralentir la machine, face aux risques de bulle, de mauvaises allocations des ressources et de hausse des créances douteuses. Le crédit bancaire a alors ralenti dès 2010 grâce à une politique quantitative du crédit. Au 1er semestre 2012, les prêts bancaires ont augmenté de 16% en glissement annuel (contre +33% fin 2009). Sur le reste de l’année 2012, la croissance du crédit devrait rester sous contrôle et ce malgré la baisse du taux directeur de 25 points de base le 8 juin dernier. Cette baisse n’aura qu’un impact marginal sur la croissance des prêts. En effet, les prêts octroyés par les banques chinoises varient très peu en fonction des taux mais surtout en fonction des quotas de crédits que les autorités fixent chaque année. A ce stade, les autorités n’ont pas annoncé d’élargissement des quotas de crédits en 2012. Elles craignent une hausse de l’inflation, l’émergence de bulles et une détérioration de la qualité des actifs des banques. Ces dernières font en effet face à un double choc : risque de défaillance de promoteurs immobiliers et, comme évoqué dans cet article, difficultés des collectivités locales qui se sont massivement endettés (3).

Par ailleurs, un ralentissement des sources alternatives de financement a été observé à la suite du durcissement des réglementations les concernant. Ainsi, les acceptations bancaires et les trust loans, qui jusqu’en 2011 étaient placés hors bilan, ont dû être réintégrés aux bilans des banques. Dans ce contexte, les banques ont réduit leur exposition à ces deux types de produits. Ainsi, en 2012, le maintien de quotas stricts sur les prêts et les réglementations imposées par les autorités freineront la croissance des crédits bancaires et des modes alternatifs de financement, ce qui affectera la capacité d’investissement des entreprises.

Néanmoins, les entrusted loans (prêts interentreprises) – qui ont échappé à la réglementation – ont continué de croître rapidement (4). Or, ils sont à surveiller car la faillite d’une entreprise peut, par effet domino, provoquer la faillite de ses fournisseurs. Dès lors, le financement des entreprises sera, non seulement plus rare, mais aussi plus risqué.

Le financement des entreprises sera d’autant plus risqué, que face au ralentissement du Total Social Financing, la dernière alternative pour le secteur privé reste le shadow banking, mode de finance- ment beaucoup plus opaque et non régulé par la Banque centrale. Ce shadow banking se compose de sociétés de gage et de petites sociétés de crédit qui pratiquent des taux usuraires (de 20% avec collatéral à 70% sans collatéral). Il s’est développé pour deux raisons principales. D’une part, les crédits bancaires sont principalement captés par les entreprises publiques et les collectivités locales (à hauteur de 60%). Un rapport récent du ministère de l’industrie confirme les difficultés d’accès au crédit des PME : en 2011, seules 15% des PME auraient obtenu des prêts bancaires et à des taux bien supérieurs au taux de référence. D’autre part, en Chine, les dépôts bancaires sont très faiblement rémunérés : les taux sont en effet fixés administrativement à un niveau très bas par la Banque centrale pour assurer la rentabilité des banques. Le shadow banking constitue donc un placement alternatif très rémunérateur.

Les risques associés au développement de ce shadow banking se sont matérialisés en octobre 2011 avec la vague de faillites des PME de Wenzhou, ville portuaire de la province du Zhejiang. Ces PME n’ont pas pu résister au lourd service de la dette lié aux taux usuraires appliqués par les petites sociétés de crédit (22% contre 6,31% dans le circuit officiel). Le traitement médiatique de cette crise révèle que le sujet est d’ampleur nationale. Les PME rencontrent également des difficultés dans le delta de la rivière des Perles, dans la région de Bohai, dans le Shanxi, la Mongolie intérieure, dans le Fujian et le Guangdong.

Dans ce contexte, les autorités ont annoncé la mise en place d’un programme pilote pour «promouvoir une évolution saine du crédit privé» (5). Plusieurs grandes mesures ont ainsi été annoncées : mise en place d’une meilleure surveillance du secteur financier informel et renforcement des organismes locaux de supervision financière, développement des marchés financiers locaux afin de permettre aux PME d’accéder à de nouvelles sources de financement (un département réservé aux PME sera créé à la Bourse de Shenzhen), soutien au «capital privé» pour des prises de participations dans des petites sociétés de crédit. Toutefois, il ne s’agit pour l’instant que d’un programme pilote et une réforme d’ampleur n’a pas été annoncée pour soutenir le financement du secteur privé à l’échelle nationale, alors même que ce dernier représente 60% de la production de richesse, 80% de la création d’emploi et 80% de l’émission de brevets.

Des entreprises fragilisées par les hausses de salaires pilotées par les autorités

Les salaires ont significativement augmenté en Chine ces dernières années. Après un gel en 2009 dans un contexte de crise, le salaire minimum a été augmenté en moyenne de 23% en 2010 et de 20% en 2011 dans les provinces chinoises. Et d’ici à 2015, il devrait augmenter de 13% par an (prévision issue du 12ème plan quinquennal). A Shenzhen, ville-usine proche de Hong Kong, le salaire minimum a encore progressé de 14% en février 2012 pour inciter les travailleurs migrants à revenir après le nouvel An chinois.

Ces hausses de salaires témoignent d’une volonté des autorités chinoises de soutenir le salarié-consommateur chinois alors que, depuis 10 ans, la part de la consommation dans le PIB diminue. L’idée que la valeur ajoutée doit être partagée plus nettement en faveur des salariés se concrétise. La crise de 2008 a constitué un tel trou d’air avec la forte contraction du commerce mondial que les autorités souhaitent accélérer la transition du modèle de croissance. L’objectif est que la classe moyenne devienne un débouché à la production domestique. Dans ce contexte, les hausses de salaires constituent un instrument essentiel qui devrait permettre la dynamisation de la consommation des ménages.

Ces revalorisations salariales devraient s’intensifier dans un contexte de vieillissement de la population. Depuis 2010, le ratio de dépendance chinois (population inactive / population en âge de travailler) augmente : la population âgée croît d’ores et déjà plus rapidement que la population en âge de travailler. En outre, à partir de 2015, la population active devrait diminuer. La main-d’œuvre sera plus rare donc plus chère.

Mais ces hausses de salaires pourraient provoquer des vagues de faillites d’entreprises. En effet, ces augmentations de salaires ne sont pas entièrement répercutées sur les prix finaux. Selon une enquête effectuée par les autorités du Guangdong, où le taux de concentration des PME est l’un des plus élevé de Chine, la moitié des entreprises serait déjà dans le rouge. Le Bureau national des statistiques confirme cette tendance : les profits des entreprises auraient baissé de plus de 2% en avril 2012 en glissement annuel. On comprend mieux pourquoi le patron de Foxconn, le célèbre fabricant des Iphone et Ipad – qui a dû accorder des hausses de salaires de 25% à ses équipes en février – a voulu rassurer ses actionnaires en affirmant qu’Apple et ses donneurs d’ordre seraient à même de financer les revalorisations salariales.

Quels choix politiques pour atténuer les chocs externes ?

Les autorités sont aux prises avec un dilemme : d’un côté, la gestion de l’urgence (éviter un atterrissage brutal et des mouvements sociaux) et de l’autre, l’objectif de modifier en profondeur le modèle de croissance chinois. Or, face aux mauvaises nouvelles de début d’année, la balance penche désormais pour l’urgence. Dans ce contexte, les autorités ont annoncé des mesures ponctuelles de relance budgétaire : prime à la casse dans l’automobile, subventions à l’achat de produits électroménagers économes en énergie, soutien à l’achat immobilier pour les primo-accédants, créations de nouvelles aciéries, etc. D’après le consensus, l’ampleur des mesures sera bien inférieure à 2008 (80 Mds $ attendu soit 1% du PIB contre 586 Mds $ soit 13% du PIB de 2008).

Si les exportations de la Chine vers l’Europe restent substantielles (18% des exportations totales), le canal commercial jouera un rôle plus marginal qu’en 2008-2009. Tout d’abord, la dépendance de l’économie chinoise aux exportations s’est réduite, la part des exportations dans le PIB est passée de 35% en 2006-2007 à 25% en 2012. En outre, le ralentissement des pays développés est moins marqué qu’en 2008-2009 : en glissement trimestriel, le PIB de la zone euro a reculé de 2,8% au T1 2009 et celui des Etats-Unis de 2,4% au T4 2008 alors qu’au T1 2012, la croissance de la zone euro stagne et celle des Etats-Unis est de 0,5%.

Face aux difficultés qui pourraient émerger dans les secteurs exportateurs (textile, jouet, meuble, électronique, machines), une inflexion de la politique de change semble s’amorcer. Après avoir atteint 5% en 2011, le rythme d’appréciation du yuan contre le dollar US ralentit depuis le début de l’année 2012. Sur le reste de l’année 2012, nous prévoyons un ralentissement du rythme d’appréciation (+2-3%) afin de soutenir les secteurs exportateurs. En outre, en cas d’aggravation de la crise de la zone euro, les autorités pourraient même décider d’ancrer à nouveau le yuan au dollar comme ce fut le cas entre juin 2008 et juin 2010.

Face au dilemme actuel (gestion du ralentissement de l’activité contre modification en profondeur du modèle de croissance), les autorités pourraient tenter de préserver les deux objectifs : un soutien à la croissance plus modéré qu’en 2008-2009 et une poursuite de hausses de salaires pour dynamiser la consommation des ménages.

En effet, les autorités ont pour l’instant lancé des politiques conjoncturelles prudentes : mesures de relance budgétaires ciblées et ralentissement de l’appréciation du taux de change. Cependant, elles n’ont pas engagé à ce stade d’ouverture des vannes du crédit, conscientes des effets collatéraux d’une telle politique sur les grands déséquilibres du modèle de croissance chinois (hypertrophie de l’investissement et éviction du secteur privé). En outre, elles tentent de maintenir le cap des réformes structurelles notamment la politique de revalorisation salariale qui fragilise pourtant nombre d’entreprises, particulièrement dans les secteurs concurrentiels, où les hausses de salaires ne peuvent être répercutées sur les prix, sans risque de perdre des parts de marché.

Mais un tel équilibre pourra-t-il être maintenu ? Les mauvaises nouvelles en provenance d’Europe s’accumulent : crise bancaire en Espagne, récession en Italie, sortie possible de la Grèce de la zone euro, autant d’évènements qui pourraient conduire les autorités chinoises à faire le choix du soutien massif de la croissance… coûte que coûte.

NOTES

  1. Peking University National School of Development and Alibaba Group, “The survey of operating and financing difficulties face by small companies in Zhejiang and Pearl River Delta Area”, October 2011
  2. Feng Guo & Kevin Sanker, «China: Controlling Financial Flows», Institute of International Finance, February 2012
  3. Si les autorités ne feront pas marche arrière sur leurs mesures visant à limiter la spécula- tion dans l’immobilier, elles ont en revanche mis en place les conditions favorables au refi- nancement de la dette des collectivités locales : allongement des maturités de prêts et autorisation aux collectivités locales d’émettre des obligations.
  4. Feng Guo & Kevin Sanker, «China: Emergence of the Trust Industry», Institute of Interna- tional Finance, April 2012
  5. Françoise Lemoine & Deniz Ünal, « Rééquilibrage du commerce extérieur chinois », La lettre du CEPII N° 320, mai 2012